Olivier Cathus a été le blogueur français qui m’ a fait découvrir de nombreux artistes brésiliens quand j’ai commencé à m’y intéresser. Son blog Afro-sambas étant aujourd’hui fermé, je reproduis quelques unes de ses chroniques, dont celle qu’il avait consacré à cet album de Rodrigo Campos en 2012.
A peine dissimulé par des rythmiques fantastiques et un chant d’une douceur inouïe, la Bahia Fantástica de Rodrigo Campos est d’une terrible noirceur. Cette noirceur n’est pas celle d’un chagrin d’amour, elle est bien plus profonde que cela, c’est celle de la mort, proche, qui rôde au détour de chaque chanson. Il n’y a guère qu’un oxymore qui puisse décrire ce qui se dégage de la musique de Rodrigo : une lumière sombre. Ici, « Bahia n’est pas un lieu géographique » expliquait-il il y a quelques mois. Bahia, c’est le mystère, ce que, dans nos vies, on ne saurait expliquer.
Ce nouvel album était probablement un des plus attendus de l’année au Brésil, comme nous le disions déjà il y a quelques mois. En effet, en 2009, le premier, São Mateus Não é um Lugar Assim Tão Longe, révélait un fin chroniqueur de cette lointaine périphérie de São Paulo où il avait grandi et dont il ne s’inspira pour composer qu’après l’avoir quittée. São Mateus n’est pas si loin, disait-il. Bahia est-elle proche ? Si loin, si proche… Comme le fil entre ses deux albums… Puis, l’an dernier, sa participation essentielle à Passo Torto et son samba crépusculaire, en compagnie de Kiko Dinucci, Romulo Fróes et Marcelo Cabral confirmait l’originalité de son style. Et nous rendait d’autant plus impatients de découvrir cette Bahia Fantástica.
Pourtant, même si sa Bahia est imaginaire, Rodrigo Campos y a bel et bien passé quelques jours à un moment où sa vie traversait une phase douloureuse : son histoire d’amour avec Luisa Maita s’était mise entre parenthèses. Il n’y a pas séjourné n’importe où : « je suis resté dix jours dans la chambre de Vinícius de Moraes, dans sa maison, telle qu’elle était. Une femme l’a achetée et l’a incorporée à son hôtel. Et elle a conservé la chambre en l’état, laissé les meubles dans la même disposition, complètement dingue : la salle de bains donne sur un balcon d’où on peut voir la mer« .
Si de ce séjour est née l’inspiration pour composer les chansons de cet album et si on imagine qu’il l’a passé reclus dans cette chambre figée, conservée « dans son jus » comme pour garder le souvenir du poète-et-diplomate, ce n’est pas la poésie de Vinícius qui l’a influencé. Pas plus que la Bahia haute en couleurs qu’un Paulista bon teint doit trouver très dépaysante. Rodrigo n’a pas cherché les tambours d’Olodum, ni la foi pittoresque qui draine le peuple au Bonfim, non plus la ferveur mystique des terreiros, ni même le sotaque nonchalant de ses habitants. Rien de tout cela. Sa Bahia est intérieure.
Quant à cette mer qu’il voyait de son balcon, ce balcon de Vinícius, il n’en a gardé que les vagues impressionnantes. Et imaginé sur « Princesa do Mar » qu’elles emportent une jeune femme, avant de la recracher la mer une fois calmée telle une « pequena Iemanjá » : « entrou na maré bruta, virou na maré mansa« .
C’est là le style du parolier Campos, croquer en peu de mots des personnages en un instant de leur vie, au fil de leurs pensées. Ce dénuement laisse malgré tout la place à un sens du détail qui inscrit ses histoires et portraits dans une réalité sociale précise, celle dans laquelle il a grandi. Loin de Bahia, quoique… Não é um lugar assim tão longe.
Avec un art de la concision redoutablement acéré, Rodrigo Campos ne garde que l’essentiel, tend à l’épure. Et s’il réduit ses textes à quelques lignes, quelques mots, ça ne lui interdit pas de les répéter en boucle, comme une métaphore insistante, comme un groove qui les fait si entêtants. A l’image de « General Geral », deux strophes qui débouchent sur une jam de plus de sept minutes irrésistibles où la voix de Rodrigo est renforcée par le chœur de ses amis.
De Bahia, ce n’est pas non plus la musique qui l’a influencé. Il avait cité Curtis Mayfield et Funkadelic comme inspirations. On était justement curieux de découvrir de quelle manière. Tout en soulignant son incroyable curiosité, ses amis Kiko Dinucci et Romulo Fróes soulignaient une certaine inculture chez Rodrigo Campos, un manque de références… On connaît l’histoire, Rodrigo Campos, rejeton de la lointaine périphérie de São Paulo, a appris la musique dans les rodas de samba locales. Un univers qui ignore Joy Division, comme en rigole encore Romulo : « t’imagines ? Découvrir Ian Curtis après trente ans ? C’est un privilège« . Et Rodrigo Campos a su tirer un incroyable privilège de ses lacunes.
Et, effectivement, quand on écoute Bahia Fantástica, l’influence de Curtis Mayfield ne fait aucun doute. Sans le falsetto mais avec cette douleur -douceur dans la voix. Il y a beaucoup de funk dans ce disque et le funk est une musique collective. Rodrigo Campos, qui a laissé de côté son cavaquinho pour adopter la guitare, a donc embarqué sa fidèle bande de barbus, les Kiko Dinucci (guitare électrique), Thiago França (saxophone et flûte), M. Takara (batterie), Marcelo Fleury (claviers), Marcelo Cabral (basse), Gustavo Lenza (production) et Romulo Fróes (direction musicale et production). Cette bande brillante se retrouve d’un projet à l’autre, dans des formations à géométrie variable au style à chaque fois différent. Cette équipage a pris une part considérable dans l’élaboration des musiques, offrant des textures riches quand le premier album demeurait plus uniforme.
C’est un son collectif donc, le son des Thiago et Kiko que l’on identifie instantanément même s’il n’est jamais le même. On peut bien s’amuser à essayer de le situer sur l’atlas de leurs œuvres, quelque part entre Sambanzo et Passo Torto peut-être, mais à quoi bon… Ecoutez le début de l’album et il ne vous faudra pas plus de quelques secondes pour être plongé dans le tourbillon : sur « Cinco Doces » qui ouvre Bahia Fantástica, Rodrigo Campos entame de sa voix douce en s’accompagnant de quelques accords de guitare pour aussitôt être propulsé dans une autre dimension par l’entrée tonitruante du groupe, en particulier par le souffle énorme de Thiago França.
Chacun peut être très créatif, bénéficier d’une latitude étonnante tant qu’il se fond dans le collectif, Romulo Fróes peut bien être un directeur artistique inspiré qui oriente l’équipe, la part si originale et personnelle des chansons de Rodrigo Campos remonte toujours à la surface, demeure ce qui flotte dans ce tumulte de funk brésilien si différent de son homologue nord-américain. Comme l’afrobeat qui clôt l’abum, « Sou de Salvador », avec sa citation du thème traditionnel « Escravos de Jó », il est lui même bien loin de son modèle original mais, avec son chœur à plein poumons, il nous entraîne loin dans son élan…
Rodrigo Campos peut même jouer collectif en confiant à d’autres le chant, que ce soit Luisa Maita (« Morte na Bahia »), sa femme (oui, ils sont réconciliés et forment un beau couple), Juçara Marçal (« Jardim Japão »), toujours fantastique de précision, ou Criolo (« Ribeirão »). Tous chantent du Rodrigo Campos. Criolo notamment, déjà révélé comme formidable chanteur sur son album Nó na Orelha, semble touché par la grâce de son ami, tant il chante ici avec la même douceur quand bien même il s’agit de choses noires du temps de l’esclavage.
Quant à cette obsession de la mort, elle témoigne de son état d’esprit lors de ce fameux séjour bahianais. « Depuis que j’étais parti de chez mes parents, j’avais toujours eu une amoureuse. C’était la première fois de ma vie que j’étais vraiment seul et, donc, j’ai beaucoup pensé à la mort »*. On n’énumèrera pas tous les morceaux du disque où elle apparaît mais on pourrait : presque tous. Prenons simplement deux exemples. Elle peut apparaître sous forme métaphorique : cette Aninha qui meurt chaque fin d’après-midi, « Aninha morre todo fim de tarde« . Mais aussi comme ce qu’elle est : la fin de tout. Comme pour ce « Capitão », capitaine qui attend la mort sereinement et ne croit en rien :
« Não crê em Deus, Ogum, nem nada/Vai deixar de ser/Vai deixar de estar/Desaparecer »
(« Il ne croit pas en Dieu, en Ogum, ni ni en rien / Il va cesser d’être / Disparaître »).
Ce vide, c’est celui que Rodrigo a voulu s’efforcer de fixer. « Devenu adulte, je ne croyais plus en rien – le paradis, la réincarnation. J’ai commencé à vouloir affronter la mort ainsi : ‘un jour, je vais mourir et c’est comme ça, le temps que j’ai est celui-ci et c’est tout’. Quand j’ai abordé le sujet, je savais que je ne pourrai pas utiliser le même mode narratif que pour le premier disque qui se présente sous forme de chroniques. Bahia Fantástica est exclusivement sensoriel, subjectif, c’est essayer de parler de l’incompréhensible. J’ai recherché cette subjectivité même si c’était à travers des personnages ».
Formidable Bahia Fantástica. Caché derrière le beau sourire des timides, Rodrigo Campos s’impose comme un auteur au style absolument personnel. Il signe une œuvre impressionnante, complexe, marqué par le contraste saisissant entre le si loin et le si proche. Le contraste entre la noirceur du propos et la douceur du chant. Le contraste entre la tension du groove et la caresse de la voix. J’ai déjà lu qu’une gifle n’était guère qu’une caresse appuyée : quelle claque !
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* Les citations de Rodrigo Campos sont extraites de ses déclarations à la Revista Urbana parues dans l’article « Realismo Fantástico ».