Interview de Passo Torto

Rencontre avec Kiko Dinucci et Romulo Fróes, deux des quatre membres du groupe Passo Torto, à l’occasion de la sortie de leur second album Passo Elétrico.

Une interview réalisée en juillet 2012 pour Matéria, et initialement traduite et publié sur notre autre blog, Berceuse électrique.

Contrairement à la majorité des groupes qui ont un compositeur qui galvanise le processus créatif, vous êtes quatre avec chacun, vos idées et votre poésie propre. Comment ça s’est passé pour trouver le point de convergence entre ces intérêts divers ?

Romulo Fróes: Tous les quatre, on a une personnalité artistique établie et diverse, qu’on peut voir dans chacun de nos travaux. Et pas seulement nous dans Passo Torto, mais aussi les autres membres des autres projets dont nous faisons partie. Je crois que ce qui nous unit et qui conduit notre travail, vient justement de l’intérêt et de l’admiration que nous avons les uns pour les autres. Même dans nos travaux solos, comme le mien et celui de Rodrigo [Campos], nous laissons les idées de chacun imprégner nos compositions. De là vient la confusion que nous provoquons chez beaucoup de personnes, de notre force de production et de la variété des possibilités et des interprétations que de nos travaux permettent et qui est pour moi sa grande force.

Quelles sont les principales différences conceptuelles et musicales entre le premier et le second disque ?

Romulo Fróes: Le changement le plus perceptible apparait déjà dans le titre du disque Passo Elétrico. Nous avons électrifiés notre son. Les guitares acoustiques sont parties, remplacées par les guitares électriques de Kiko et de Rodrigo, même la contrebasse de Cabral a été infectée par des pédales d’effet, tout comme le cavaquinho de Rodrigo. De cette électrification, sont nées de nouvelles possibilités de composition, qui ont même influencées les paroles, qui me semblent plus nerveuses que celles du premier disque.

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Il suffit d’écouter Passo Elétrico pour arriver à la conclusion que la chanson est loin d’être morte. Qu’est-ce qui est mort, et qu’est ce qui vit dans la chanson brésilienne contemporaine? Que voyez-vous aujourd’hui au Brésil dans ce sens?

Romulo Fróes: Ce qui nous a réuni, au début, a été justement notre intérêt pour la chanson. Cette interprétation erronée de la phrase de Chico Buarque [Dans une interview de 2006], c’est qu’elle aurait déjà du mourir. Je comprends parfaitement ce qu’il dit. Ce n’est pas la chanson qui est morte mais l’idée de chanson que nous avons construite au XXe siècle et qui ne fait plus sens aujourd’hui, et que Chico au moment de sa célèbre interview, voyait plus de nouveauté dans le rap en train d’être produit. Je crois seulement que nous devrions actualiser cette perception. Il existe une génération apparue durant ce siècle qui vient ouvrir de nouveaux chemins pour la chanson et qui passe justement par l’expérience sonore et sa familiarité avec le processus d’enregistrement. Et ça a déjà influencé le travail des noms sacrés de notre musique comme Caetano Veloso et Gal Costa. ça a même influencé le rap, avec Criolo, dont le disque a été produit par Cabral avec Daniel Ganjaman.
La musique de Passo Torto combine une subversion de la tradition de la chanson brésilienne, avec un goût pour le bruit, la saleté, l’opacité. Il est possible de tracer les influences du son que vous écoutez et aimez? Qu’est-ce que vous aimez écouter, d’hier et d’aujourd’hui?

Romulo Fróes: Bien sûr ! On est ce qu’on écoute. Notre particularité est qu’on ne fait pas confiance en ce qu’on écoute, ahahah. C’est très fréquent dans tous nos travaux, nous ne croyons pas fidèlement dans la vocation de chaque chanson. S’il elle se présente comme une bossa nova, son harmonie sera entièrement détruite jusqu’à ce qu’il ne reste que les vestiges de l’influence qui lui a donné naissance. Si la mélodie veut être docile, les paroles suivent le chemin opposé, afin d’annuler la vocation naturelle de la chanson. De cette constante négation nait ce qui est le plus original dans nos travaux.

De la négation, notre travail s’affirme. Comme compositeur, il faut avoir beaucoup de maturité et de confiance pour se donner la peine de faire ce processus de déconstruction de son travail.

L’album laisse bien voir le mouvement d’exploration sonique, substituant à la clarté harmonique, textures rythmiques, bruits et sonorités dramatiques. Pouvez-vous parler un peu des arrangements?
Kiko Dinucci: D’une certaine manière, le son du disque traduit ce que nous sentons pour la ville; le São Paulo d’aujourd’hui est dans le disque, c’est certain. Les bruits, la polyphonie, le rythme vertigineux, beauté et laideur qui surgissent parallèlement. Mais ça n’a pas été notre objectif, seulement une conséquence esthétique, le fruit de notre propre vécu dans la ville. Je crois que si nous vivions dans une ville jolie, préservée et avec une bonne qualité de vie, notre musique serait différente.

Sur l’aspect poétique, la différence entre le premier disque et Passo Elétrico me parait évidente. Avant, vous chantiez l’etrangeté de São Paulo avec une tonalité un peu amère, un peu sombre. Mais aujourd’hui il y a une irrévérence, une ironie bâtarde, toujours une ambiance sombre mais qui est aussi ironique.

Kiko Dinucci: C’est marrant, bien que le premier album était mélancolique, il était aussi plus solaire, il y avait plus de lyrisme, c’était une étrangeté diurne de la ville. Passo Elétrico est le diagnostic d’une ville malade, il n’y a pas d’espace pour l’espoir, il chante la mort de SP. C’est de notre absence d’espoir que surgit le regard plus mauvais et sarcastique. Une sorte de « va te faire foutre » comme quelqu’un qui sourit de sa propre mort, avec mépris.

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Sur le travail artistique de Kiko Dinucci, avec la pochette et les flyers de Passo Torto: L’art fait partie du son, de l’idée transmises par le son. Quel est le but derrière la création d’une unité visuelle de Passo?
Kiko Dinucci: On a toujours eu un engagement esthétique, visuel, nous nous préoccupons beaucoup de ça. Romulo a beaucoup d’expérience dans les arts plastiques. Rodrigo adore le cinéma. On essaie de refléter ça dans les pochettes et dans nos affiches. On aimerait amplifier encore plus ces expériences avec les arts, les vidéos, le cinéma.

En écoutant « Rárárá », ça m’a frappé qu’une samba comme ça, un peu d’avant-garde, est quelque chose qui ne se fait plus au Brésil depuis les expériences de Paulinho da Viola, Candeia et Elton Medeiros (avec Tom Zé)Au moins deux d’entre vous (Rodrigo et Romulo) venez de la samba. Comment percevez-vous le conservatisme qui perdure aujourd’hui dans ce genre,  qui est une institution nationale?

Kiko Dinucci: L’idée de « Rárárá » était de faire une structure bien traditionnelle, lyrique. J’ai beaucoup d’expérience dans la samba. J’ai connu Rodrigo en jouant avec lui dans une ronde [de samba]. L’étrangeté de ce morceau sont les paroles, extrêmement sarcastique et violente.  Je vois un chemin évolutif entre les grands sambistes de l’histoire: Sinhô, Donga, Bide et  Marçal, Ismael [Silva], Noel [Rosa], le Cacique de Ramos et jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui les jeunes qui se disent sambistas prennent le témoin [de la course de relais] et le relancent dans le passé, comme si c’était la meilleure manière de le conserver. Je crois que la tradition vient de l’invention et s’adapte à l’époque actuelle pour survire. Aucun jeune ne va réussir à imiter Candeia, ni même Bob Dylan, il faut être honnête, être soi-même et assumer le « aujourd’hui » de son travail. Dans le même temps nous parlons de samba parce que nous avons de l’expérience dans ce genre, nous la respectons beaucoup, même si on dirait que non.

Pouvez-vous nous dire comment se sont passées vos concerts, et si vous avez prévu quelque chose pour Quintavant, les 28 et 29 [juillet] prochains ?

Romulo: Les concerts ont été particulièrement heureux pour nous. Passo Elétrico est un disque compliqué à jouer en live, à cause de la polyphonie des arrangements, des nombreux changements d’effet dans chaque morceau et de la jonction de toutes les voix produites par chaque instrument, une espèce de machine qui ne se réalise pleinement que quand elle est en parfait état de fonctionnement. Et ce qu’il s’est passé dans les derniers concerts, au point que nous sentons déjà l’envie de changer le fonctionnement de cette machine, pour emporter les arrangements vers des chemins encore inattendus.

C’est ce que nous souhaitons faire à Rio de Janeiro et si on s’amuse comme pour les derniers concerts, je suis certain que le plaisir sera partagé par le public.

Après le “passo torto” (pas tortueux) et le “passo elétrico” (pas électrique), où allez vous ? Quel est le prochain « passo » (pas) ?

Romulo: Le prochain pas sera toujours celui qui est devant nous. Le pas qui changera le pas précédent. Différent mais toujours « torto » !

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