Qui suit l’actualité de la (bonne) musique brésilienne le sait, un nom plus que nul autre revient inlassablement. C’est celui de Thiago França, stakhanoviste du saxophone. Outre son rôle, de « musicien de studio » (le terme est réducteur) sur un nombre impressionnant de grands disques récents (Rodrigo Campos, Romulo Fróes, Criolo, Dona Inah, Gui Amabis, Lirinha, Tulipa Ruiz, Juçara Marçal, Elza Soares, Rodrigo Ogi…), il est membre de deux trio des plus créatifs de sa génération : Metá Metá et Marginals. Il est aussi à l’origine de l’étonnant disque de novo choro Malagueta Peru et Bacaçanco, d’une fanfare carnavalesque, A Espetacular Charanga do França et de l’album jazzy Space Charnaga. Mais son projet le plus personnel est sans aucun doute Sambanzo.
Le premier album sorti sous ce nom date de 2010. Il témoigne du tâtonnement de Thiago França, qui ne garda des 13 titres enregistrés, de quoi seulement faire un EP. Bien que très bon, il n’avait pas encore fait éclore son talent à sa pleine mesure. Comme dans son premier disque Na Gafieira, qui tire son nom des salles de bals typiquement brésiliennes, il s’inscrivait avec brio dans la tradition musicale du choro et de la samba, mais s’en parvenir à sortir de leur carcan.
En 2011, Thiago França rencontre des musiciens à la hauteur de ses folies et avec lesquels il ne cessera de jouer : Kiko Dinucci (guitare électrique), Marcelo Cabral (basse), Samba Sam (percussion) et Welington Moreira « Pimpa » (batterie). Avec eux, il dépasse le samba-choro, et pioche au gré de ses envies dans le jazz, le reggae, l’afrobeat, la cumbia, la salsa, l’ethiojazz, le rock, sans bien sûr délaisser les trésors brésiliens. Sambanzo est d’ailleurs un mot-valise, de « samba » et « banzo » qui désigne la saudade que les esclaves noirs brésiliens ressentaient pour l’Afrique. La plupart n’avaient pas connus ce continent autrement que par les récits des plus anciens. Et pourtant, ils vivaient dans leur chair le manque de cette patrie mythique. De même, les inspirations de Thiago França relèvent autant de l’imaginaire que de la réalité, de l’exotique que du quotidien, comme aurait dit Georges Condominas. Car Thiago França n’est jamais allé en Afrique, ne connaît pas de jazzmen américains, et n’a pour tout dire jamais vécu hors du Brésil. Ce qu’il en connaît lui vient de disques, blogs et vidéos chinés sur internet. Le reste, l’essentiel peut-être, doit tout à son imagination de ces ailleurs où il peut projeter ses fantasmes. Et malgré tout, ces inspirations font autant partie de lui que n’importe quel style brésilien qu’il serait soit-disant plus légitime à jouer. Thiago França explique d’ailleurs être gêné par le terme « influence », qui implique qu’on utilise quelque chose qui n’est pas à soi. Alors, que, relève-t-il, tout se qu’on fait, ce qu’on joue, est à nous, nous entoure en permanence: ces sons étrangers appartiennent en réalité aussi à sa São Paulo.
Sur Sambanzo, Thiago França a recourt à des bases de compositions très simples : deux accords voire un seul comme sur Etiópia ; des mélodies courtes organisées sous forme d’appel et réponse, propre aux musiques afro-descendantes et qui offrent aux musiciens l’espace pour improviser en toute liberté, d’autant plus qu’aucun arrangement n’est écrit. Les rythmes différent d’un morceau à l’autre, mais tous partagent comme ligne de mire, le plaisir, le groove, la danse. C’est là le grand projet de Thiago França depuis ses débuts de musicien de gafieira: : réconcilier la musique instrumentale élitiste avec la rue, la faire descendre de son piédestal, lui offrir un coup à boire et la faire danser jusqu’au bout de la nuit. En finir avec les solos virtuoses mais onanistes ; qu’un concert soit au contraire la bande-son d’une fête, un prétexte pour la rencontre !
Fidèle à la conception de Thiago França, Sambanzo a été enregistré en une journée seulement, la plupart des morceaux dès leur première prise, car pour lui aucune n’est meilleure que les autres, toutes sont uniques et légitimes. La musique de Thiago França n’est jamais la vaine quête d’une perfection hygiéniste congelée dans un album sous papier glacé, mais c’est un instantané, avec ce que cela comporte de risque et d’imperfection, mais qui permet à sa musique d’être au plus proche de la vie.
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Thiago França – Sambanzo (2012) (en téléchargement gratuit)