Ce n’est pas un hasard si le mot révolution signifie « retour en arrière »: l’avant-gardisme et le primitivisme ont bien plus en commun qu’on ne le croit. A l’image de Janus, ce sont les faces opposées mais complémentaires de la même démarche. Ainsi, Mário de Andrade, le père du mouvement moderniste brésilien est aussi le fondateur de la première société d’ethnologie du Brésil. De même, il serait vain de trancher si l’Orquestra Afro-brasileira relève de l’avant-garde ou de la tradition : il est les deux.
Comme son nom l’indique, l’Orquestra Afro-brasileira a pour projet d’explorer les musiques afro-brésiliennes. Il est créé par Abigail Moura en 1942, à une époque où malgré le succès commercial de la samba, de la maxixe ou de l’embolada, les arts associés aux Noirs, sont encore mal vus. La musique est souvent diffusée dans des versions édulcorées, même si certains enregistrements passionnant nous sont heureusement parvenus : Native Brazilian Music, Folk Music of Brazil d’initiatives étrangères mais aussi des rares 78 tours brésiliens compilés avec maestria par Goma Laca.
Mais Abigail Moura n’a cure de l’industrie musicale. Témoignage de sa rupture avec cette dernière, son orchestre ne sort son premier album Obaluayê! que 15 ans après sa création en 1957. C’est une année avant la sortie de Chega de Saudade, avec lequel João Gilberto, Tom Jobim et Vinicius de Moraes inventaient la bossa nova. La proximité temporelle (et géographique puisque tous deux sont enregistrés à Rio de Janeiro même si Moura est originaire du Minas Gerais) ne manque pas d’étonner tant les deux albums semblent provenir de mondes et d’époques différents.
A la voix évanescente de João Gilberto, répond le chant rauque et viscéral de Iolanda Borges. A la batterie délicate de la bossa nova, des percussions d’origine africaines : cloches agogô, l’urucungo apparenté au berimbau, le tambour à friction angona-puíta ancêtre de la cuíca, l’afoxé constituée d’une calebasse entourée de perles ou de coquillages, et bien sûr les trois tambours sacrés atabaques (rum, rumpi et lê). Aux vers d’amour de Vinicius de Moraes, répondent des paroles souvent en yoruba ou bantu, qui évoquent l’esclavage (le batuque Liberdade, le jongo Amor de Escravo), ou appellent les divinités orixas (les pontos de candomblé Obaluayê, Babalaô).
On ne peut qu’imaginer la puissance des concerts de l’Orquestra afro-brasileira, dit-on mémorables, et qui étaient pensés par Abigail Moura à l’image des cérémonies de candomblé ou d’umbanda, basées sur la transe. A tel point que la chanteuse historique du groupe aurait perdu définitivement la raison lors d’un concert. Les morceaux sont âpres, solennels, tragiques. A les écouter, on donnerait sa main à couper qu’il s’agit de chants sans âge. Et pourtant, tous sont des compositions originales d’Abigail Moura qui prouve à nouveau qu’il est dans une démarche de création et non de documentation.
La source afro-brésilienne irriguait déjà toute la musique brésilienne mais Moura en fait son horizon esthétique et politique. Il rappelle la démarche contemporaine d’autres artistes et intellectuels Noirs comme Aimé Césaire en Martinique ou Nicomendes Santa Cruz au Pérou, et surtout des amis de Moura, Abdias Nascimento et Solano Trindade, créateurs des premières troupes de théâtre brésiliennes noires.
Si l’horizon d’Abigail Moura est la composante noire de la musique brésilienne, aussi liée à l’Afrique soit-elle, il s’agit d’une musique brésilienne avant d’être africaine, comme le chantera plus tard Candeia dans Sou Mais Samba. Il n’est donc pas étonnant qu’il intègre à son orchestre, saxophones, trombones et trompettes. Petit point commun avec la bossa nova, c’est le jazz que les arrangements de ces cuivres évoquent ; une influence peu étonnante puisque Moura dirigeait en parallèle un autre orchestre jouant des musiques « gringas. » Le rapprochement avec la bossa nova s’arrête là. Car si cette dernière sut incontestablement saisir l’air du temps jusqu’à incarner son époque, Obaluayê ne connut à sa sortie qu’une très faible répercussion.
Et pourtant, il pourrait se targuer d’être le précurseur du mouvement de revalorisation de la musique afro-brésilienne initié à la fin des années 1960 avec Clementina de Jesus ou Candeia et qui allait contaminer les anciens héros de la bossa nova tels que Vinicius de Moraes, Baden Powell ou Nara Leão. Abigail Moura et son orchestre n’auront guère le temps d’en profiter. Il sort bien un second disque en 1968 dans la lignée du premier mais meurt deux ans plus tard dans la pauvreté et l’anonymat.
Orquestra Afro-Brasileira – Obaluayê, 1957, Todamérica