Combien sont-ils les grands artistes qui ont dans l’anonymat complet, créé une œuvre qui aurait changé l’histoire de leur art si elle avait été connue? Un peu comme Franz Kafka, Clementina de Jesus aurait pu être de ceux là, si elle n’avait croisé la route du poète et producteur Hermínio Bello de Carvalho.
Nous sommes en 1963, à l’époque où la samba n’a pas encore amorcé son grand retour. Clementina de Jesus, alors âgée de 62 ans, fréquente le Zicartola, le bar musical de Cartola qui vient d’ouvrir et où se croisent deux sortes de public. D’un côté les vieux bambas de sa génération, d’Ismael Silva à Nelson Cavaquinho et de l’autre, la jeune garde intello qui commence à se détacher de la bossa nova et découvre ébahie, cette samba sans artifice telle qu’elle n’avait jamais été enregistrée.
C’est justement à la fête d’inauguration du Zicartola, qu’Hermínio Bello de Carvalho tombe sous le charme de la voix de Clementina de Jesus. Il l’invite bientôt sur scène pour chanter après le grand guitariste Turíbio Santos lors du récital O Menestrel, qui réunit sur une même scène des artistes de musique populaire et de musique savante. C’est encore lui qui la recrute en 1965 pour partager avec Aracy Cortes la vedette du spectacle musical Rosa de Ouro, entourée de musiciens comme Paulinho da Viola, Elton Medeiros, Jair do Cavaquinho et Nelson Sargento. Le spectacle Rosa de Ouro connait un grand succès, tourne dans de nombreuses villes et fait l’objet d’un disque en 1965.
On peut entendre sur cet album le contraste saisissant entre Aracy Cortes et Clementina de Jesus. La première est une ancienne gloire de la samba des années 1920 et 1930 et chante d’une voix délicate mais un peu affectée, typique de ce premier âge d’or de la samba. Clementina de Jesus, quant à elle a une voix rauque, puissante, indomptée, à l’écart de toute mode. Rosa de Ouro peut être considéré comme le véritable point de départ du retour en force de la samba au Brésil. Un retour qui consacre non la samba orchestrée des années 1930 qui passe à la radio, ni celle au son duquel on défile trois jours par an lors du carnaval, mais la samba qui bat toute l’année dans les quartiers populaires des morros, et dont Clementina de Jesus est la meilleure interprète.
A partir de ce moment, sans connaître un véritable succès public, Clementina de Jesus devient une référence pour de nombreux musiciens qui l’invitent sur leurs albums, qu’ils soient proches de sa démarche comme Candeia ou à première vue bien éloignés comme Milton Nascimiento. Elle apparait comme le symbole des racines africaines du Brésil qui reviennent avec la violence d’un souvenir refoulé. Sa découverte est selon Ari Vasconcelos, semblable à celle d’un chainon manquant : le lien perdu entre l’Afrique et le Brésil, entre le candomblé et la samba urbaine.
Malgré un démarrage tardif, la carrière de Clementina de Jesus dure près de 20 ans. 20 ans où elle a à cœur de faire revivre les chants et rythmes du Brésil profond, ceux qui furent laissés de côté par l’industrie musicale et qui ont pour nom lundu, corima, jongo, cateretê, vissungo, incelência ou caxambu. Elle n’a pas besoin de parcourir son pays pour les enregistrer avec un magnétophone comme le musicologue américain Alan Lomax ou de les apprendre avec sa guitare à la manière d’Atahualpa Yupanqui et Violeta Parra. Il lui suffit de se souvenir.
Et elle se souvient, des chants de travail qu’elle a appris de sa mère, fille d’esclave ; des chants catholiques qu’elle entonnait dans les chœurs des églises d’Oswaldo Cruz à Rio de Janeiro ; des pontos de macumba chantés en dialecte jeje nagô par sa mère et qu’elle chanta plus tard lors des cultes en hommage aux orixas tenus chez les Tias Ciata et Dorothea ; des sambas de carnaval qu’elle entonnait dès son adolescence en défilant dans le Bloco Moreninhas das Campinas qui deviendrait l’école de samba de Portela ; des sambas encore, jouées lors des rodas de samba organisée dans la maison de Dona Maria Nenê. Et enfin toutes les chansons apprises et chantées lors des fêtes passées aux côtés des pères fondateurs de la samba, Paulo da Portela, Pixinguinha, Donga, João da Baiana, Heitor dos Prazeres.
Toutes ces musiques, elle a continué à les interpréter toute sa vie. Elle raconte d’ailleurs qu’elle aimait chanter en cuisinant ou faisant le ménage, durant les 20 années où elle a travaillé comme domestique pour une famille de Portugais. Ce sont ces mêmes morceaux qui composent la matière de ses disques. Gente da Antiga, avec ses contemporains Pixinguinha et João da Baiana ; Canto dos Escravos où elle reprend des chants d’esclaves du Minais Gerais aux côtés de Tia Doca et Geraldo Filme ; Fala Mangueira ! le disque collectif auquel participent Nelson Cavaquinho et Cartola et dans lequel ils rendent ensemble hommage à l’école de samba de l’Estação primeira de Mangueira.
Mais ses plus beaux enregistrements sont présents sur ses albums solo. On peut les diviser en deux parties, ceux où elle privilégie les compositeurs de samba, classiques ou contemporains, et ceux où elle chante le « folklore », ou dit autrement, les compositions dont le nom de l’auteur a été perdu.
Dans le premier groupe, se trouve le beau Convídado Especial Carlos Cachaca (1976) où on peut entendre les compositions et la voix du partenaire de toujours de Cartola, Carlos Cachaça. Marinheiro só sorti en 1973 est dans la même lignée, avec de superbes sambas qui font la part belle aux tambours atabaques. Des grands classiques qui semblent interprétés pour la première fois, comme le chant bahianiais Marinheiro só popularisé par Caetano Veloso, ou Moro na roça de Xangô da Mangueira mais aussi des compositions contemporaines comme celles du jeune Paulinho da Viola (Linha do mar, Sai de baixo). Elle y interprète des chants religieux dédiés aux orixas, presque effrayants de beauté, dont émerge l’Oração de Mãe Menininha composé par Dorival Caymmi.
Ses deux premiers albums sont plutôt rattachables à son effort de divulgation des trésors musicaux brésiliens. Dans Clementina, Cadê Você? sorti en 1970, elle interprète de nombreuses sambas tombées dans le domaine public mais aussi des corimas, des modas et un morceau du génial Candeia, à bien des égards son meilleur héritier.
Cette entreprise de révélation est encore plus prégnante dans son premier album produit par Hermínio Bello de Carvalho et qu’elle sort en 1966. Accompagnée par une troupe d’orfèvres dont Elton Medeiros au pandeiro, Paulinho da Viola aux chœurs, Canhoto au cavaquinho et Dino à la guitare, Clementina de Jesus brasse tout le spectre des musiques brésiliennes.
On y trouve un partido-alto sur lequel Clementina et João da Gente rivalisent d’improvisation (Piedade). Une moda où la voix de Clementina qui n’a jamais été aussi souveraine se pose sur un délicat jeu de cordes signés Canhoto et Dino (Tava dormindo). Une batucada francophile où on peut entendre un improbable « je sais pas Monsieur » (Tute de Madame). Mais aussi, deux sambas des compositeurs emblématiques des deux plus grandes écoles de samba, une de Paulo da Portela, créateur de l’école mythique du même nom, déjà enregistrée en 1932 par Mário Reis (Orgulho, hipocrisia) et une autre par Cartola et Zé da Silva de l’école Mangueira (Garças pardas). Un jongo rythmé par deux atabaques et des clappements de mains (Cangoma me chamou). Et pour clore ce grand disque, un chant pastoral commémorant la naissance de Jésus (Vinde vinde companheiros).
Paulinho da Viola évoquait Clementina de Jesus en ces termes: « tout ce qu’on dit sur Clementina de Jesus n’a pas la mesure de sa présence. L’entendre chanter assise, dans sa robe en dentelle, était quelque chose d’absolument fascinant, difficile à transmettre, à traduire en paroles« . La reconnaissance ne paie pas les factures et malgré sa belle carrière, elle finit sa vie aussi pauvre qu’elle l’avait commencé. Jusqu’à sa mort en 1987 elle est restée cette femme simple et accessible, loin des divas de pacotille, et qui pouvait dire sans mentir quand on l’interrogeait sur sa carrière « Je continue comme avant, j’habite dans la même maison qu’il y a 15 ans et j’adore cuisiner. Maintenant c’est sûr qu’il s’est passé des choses dans ma vie que je n’aurais jamais rêvé, comme aller à Paris ou prendre l’avion« .
Clementina de Jesus – Clementina de Jesus (Odeon, 1966), acheter sur itunes, écouter sur spotify (avec l’album Convídado Especial Carlos Cachaca).