Un réflexe fréquent chez le mélomane sûr de son goût est de porter aux nues la musique grave, sévère et de rejeter comme vulgaire la musique joyeuse, légère ou pire, dansante ! Pourtant la vie est parfois joyeuse et légère, et ces moments méritent aussi leur bande-son. Au début des années 60, les Beatles le démontreront avec génie. Oui, léger n’est pas synonyme de creux. Sur un autre continent, Jorge Ben à la même époque rappelle ces évidences.
Jorge Ben est un pur produit de Rio de Janeiro, presque un cliché : métis avec des origines autrichiennes par son père et éthiopiennes par sa mère ; catholique pratiquant qui fait ses études dans un séminaire et chante dans un chœur d’église ; fan de foot qui joue au sein de la sélection jeune du grand club Flamengo. Côté musique, en bon carioca, il est bercé par la samba. Son père est ami du grand sambiste Ataulfo Alves, l’emmène à l’école de samba de Salgueiro et lui apprend le pandeiro. Un peu plus tard, il parfait son éducation musicale en écoutant Little Richards, Luiz Gonzaga et João Gilberto. A 16 ans, sa famille déménage près de Copacobana. Il y découvre les clubs de jazz-bossa de Rio de Janeiro dont le fameux Beco das Garrafas.
En 1963, Jorge Ben joue devant le directeur artistique de Philips Brésil qui séduit, le signe aussitôt et sort dans la foulée Samba Esquema Novo. Il alors 18 ans et envie de s’amuser. Les sentiments éternels chantés par la bossa nova, très peu pour lui. S’il parle d’amour, ce n’est pas les larmes aux yeux et la main sur le cœur, mais plutôt « la jambe légère et l’œil polisson » comme l’aurait chanté le plus malandro des chansonniers français.
Ses chansons ne sont qu’invitation à la danse « Viens ma brune, vient danser la samba » (Vem Morena), « Rosa, jeune fille Rosa, viens, je veux te voir danser la samba » (Menina Rosa). Dans ses chansons, les amours naissent d’un baiser donné par erreur (Quero esquecer você), les soucis disparaissent dans un pas de samba (Balança Pema, E so sambar). Même un chagrin n’arrête pas le séducteur « Viens jeune fille, viens et arrête de pleurer, car une jolie fille ne pleure pas, je suis là pour te consoler » (Menina bonita não chora). Jusqu’à la pluie elle-même qui est l’occasion de chanter son amour (Chove chuva).
La musique est à l’image de ces paroles, légère et optimiste, avec ce quelque chose d’immédiat, d’évident qui fait les grands succès. Porté par les tubes Mas que Nada (qui séduira le monde entier dans l’interprétation de Sergio Mendes) et Chove Chuva, le disque se vend rapidement à plus de 100.000 exemplaires ; un record pour l’époque! Pourtant malgré le côté très accessible de sa musique, Jorge Ben fait bouger les lignes, comme l’annonce le titre de l’album, Samba esquema novo (Samba schéma nouveau). Se riant des chapelles et des étiquettes, Jorge Ben embrasse tous les styles qu’il aime comme autant de conquêtes.
La bossa nova se niche dans les légers arrangements d’instruments à cordes et dans son jeu de guitare rythmique marqué par le maître João Gilberto, à l’opposé de la samba où la guitare a un rôle de contrepoint. Il laisse de côté les harmonies délicates de la bossa nova et accélère la batida (le rythme) de la guitare pour lui donner un nouveau groove, inédit et irrésistible. Il ne joue plus sur deux temps (2/4) comme dans la samba mais sur quatre comme dans le jazz et le rock. Symbole de cette évolution, il choisit un groupe de jazz pour l’accompagner, le Copa 5 du saxophoniste Mireilles, qui offre à l’album cette sonorité jazzy. Il intègre même des références aux cultures afro-brésiliennes, à l’époque encore ostracisées : il invoque les divinités orixas pour faire cesser la pluie sur Chove Chuva et reprend un ponto de candomblé (chant religieux afro-brésilien) pour le célèbre refrain de Mas que Nada.
Samba esquema novo et les autres albums qu’il sort durant les années 1960 se situent ainsi à mi-chemin entre samba, jazz, bossa nova et jovem guarda. Jorge Ben est accueilli partout comme chez lui. Il peut se targuer d’être l’ami de Caetano Veloso, Chico Buarque, Tim Maia et Erasmo Carlos, de participer à la fois aux programmes télé O Fino da Bossa, Jovem Guarda et Divino, Maravilhoso. Mais cette description par la somme des influences et des affinités musicales masque l’essentiel : qu’on l’appelle swing, jovem samba, samba rock ou sambalanço, Jorge Ben joue une musique qui, bien que copiée par beaucoup, n’appartient qu’à lui.
A l’époque, nombreux furent ceux qui regardèrent de haut ses chansons légères, leur prédisant un oubli rapide. Et pourtant, plus d’un demi siècle plus tard, elles font toujours danser le monde entier comme en témoigne la récente reprise de Mas que Nada par les Black eyed peas. Si Samba Esquema novo est un vieux beau, le quinquagénaire n’a rien perdu de son bagout ravageur.
Jorge Ben – Samba Esquema novo. Philips, 1963. En écoute sur spotify et deezer.