Le Brésil vit actuellement une crise politique majeure où s’entremêlent, campagne anti-corruption, manœuvres judiciaires et manifestations populaires. Certains alertent sur la parenté avec le coup d’État militaire de 1964, quand le maréchal Branco renversa la deuxième République, sous couvert d’une révolution démocratique. C’est notamment le cas de Chico Buarque et Caetano Veloso déjà aux premières loges dans les années 1960 quand les musiciens se firent les relais de l’opposition estudiantine contre la dictature. A l’époque, ils perdirent la bataille pusique les militaires promulguèrent le tristement célèbre Acte institutionnel n° 5 de décembre 1968 qui suspendit la constitution, imposa la censure et abrogea les libertés individuelles. La réponse de certains fut de quitter le pays, quand il ne s’agissait pas d’un exil forcé : Chico Buarque en Italie, Caetano Veloso et Gilberto Gil en Angleterre, Geraldo Vandré un peu partout… Les maîtres de la bossa nova les avaient précédés : Carlos Lyra au Mexique, Baden Powell en France, João Gilberto et Antônio Carlos Jobim aux Etats-Unis.
Le plus globe trotteur de tous, Vinicius de Moraes, fut démis de ses fonctions diplomatiques. Malgré sa stature de grand homme de lettres brésilien, son engagement politique et peut-être surtout sa vie de bohème, ne cadraient plus avec le nouvel ordre moral qui était instauré Pour vivre de sa musique sans subir la censure, il entama alors une série de longues tournées à l’étranger : Portugal, Uruguay, et enfin l’Argentine, où il fut invité à jouer à Buenos Aires. Du haut de ses 60 ans, il s’associa comme à son habitude à de jeunes musiciens. Après avoir composé avec Tom Jobim, Carlos Lyra, Francis Hime, Edu Lobo et Baden Powell, son disciple fut cette fois le guitariste Toquinho, 24 ans. Malgré son âge, c’était déjà un guitariste confirmé qui revenait d’une tournée en Italie aux côtés de Chico Buarque et Joséphine Baker. Au chant, l’amateur de belles femmes et de belles voix fit appel à la jeune Bahianaise Maria Creuza.
Vinicius, Toquinho et Maria Creuza jouaient les samedi soir café-concert la Fusa de Buenos Aires. Ils furent remarqués par le producteur argentin Alfredo Radoszynski. Le fondateur du label Trova, derrière les tangos révolutionnaires d’Astor Piazzola décida de produire ce qui devint Vinicius de Moraes – Grabado en Buenos Aires con Maria Creuza y Toquinho : un des plus fameux enregistrements live de la musique brésilienne… et qui n’en est pas un. En effet, les techniques de captation du live n’étaient guère satisfaisante à l’époque. S’il n’était pas rare d’ajouter de faux applaudissements sur les disques studios pour leur donner un aspect live, l’approche de Radoszynski fut plus honnête : ne pouvant déplacer le studio sur scène… il fit venir le public au studio, permettant au disque de conserver la chaleur et la convivialité des concerts sans sacrifier la qualité du son.
Dans cette ambiance cosy, accompagné de « bouteilles de whisky et de jolies femmes« , le Don Juan joue les maîtres de cérémonie. S’il introduit les chansons et raconte des anecdotes, il partage avec ses compatriotes le chant, produisant un beau contraste entre les voix masculines et celle de Maria Creuza. Outre la guitare de Toquinho, les Brésiliens sont épaulés par trois Argentins de talent (contrebasse, batterie et percussions) à la hauteur de l’enjeu. Et quel enjeu: Vinicius de Moraes se fait – non le diplomate – mais l’ambassadeur de la musique brésilienne, offrant une rétrospective du meilleur des dix années écoulées. La bossa nova bien-sûr se taille la part du lion avec les chansons d’amour de Vinicius de Moraes et Tom Jobim, les plus belles de toutes : les inévitables Garota da Ipanema et A felicidade mais aussi le poignant Eu sei que vou te amar. L’autre grand compositeur de bossa nova, Carlos Lyra n’est pas oublié avec Minha namorada. Baden Powell, avec lequel Vinicius a sorti quatre ans plus tôt les célèbres Afro Sambas est représenté par deux de ses meilleures compositions (Samba em prelúdio, Berimbau / Consolação).
Mais Vinicius n’a rien d’un nostalgique ; le choix du répertoire le prouve : le récital s’ouvre par le sympathique Copa Do Mundo, qui célèbre la victoire du Brésil lors de la coupe du monde de 1970. Surtout, à côté des standards de bossa nova, ils jouent de nombreux morceaux de la jeune garde brésilienne en pleine effervescence en ces temps troublés. Fidèle à son tropisme afro-bahianais, il joue Catendé, hommage à un orixa du tout jeune duo Antônio Carlos e Jocafi. Toujours du côté de Bahia, le tropicaliste Irene rend hommage à Caetano Veloso, qui l’a composé en prison peu avant son exil. L’autre grand courant musical des années 60, la samba soul est représentée par Que Marivilha de Jorge Ben et Toquinho. C’est d’ailleurs le seul morceau composé par le jeune guitariste qui ne faisait alors qu’initier sa future longue et fructueuse collaboration avec le poète-diplomate.
L’année suivante, Chico Buarque sortira Construção avec la Samba de Orly. Le morceau co-composé par Toquinho et Vinicius de Moraes aborde frontalement l’exil, tranchant avec la poésie lyrique et apolitique associée au poète. A l’image du personnage de la samba sur le tarmac de l’aéroport d’Orly, la plupart des artistes et intellectuels reviendront peu à peu au Brésil au cours des années 70. Mais ils reviendront changés, endurcis, désillusionnés, brisés pour certains. Ils laisseront derrière eux l’optimisme et l’espoir d’une époque dont la bossa nova aura constitué la bande son, et dont le disque Grabado en Buenos Aires constitue le plus beau des testaments.
Vinícius de Moraes – Grabado en Buenos Aires con Maria Creuza y Toquinho (1970). En écoute sur deezer.
Quel album magnifique.
En la Fusa est admirable, ré-écoutable et ré-écoutable encore et encore. Un disque passionnant à tous les points de vues. J’adore les entrelacements des voix qui se répondent, s’apostrophent parfois avec toujours cette fragilité d’être parfois à la limite de la justesse.
Magnifique