Alors qu’on avait demandé à un musicien d’expliquer un morceau qu’il venait de jouer, il repris simplement son instrument, et joua à nouveau le morceau. Les mots ne peuvent pas exprimer ce qui dans la musique est par nature indicible. C’est encore plus vrai quand il s’agit de musique instrumentale où aucune parole ne peut servir d’intermédiaire. Écrire sur la musique est peut-être aussi absurde que danser sur du cinéma mais elle reste indispensable pour transmettre son histoire, comme le disait le musicien du Pernambuco Rodrigo Caçapa.
C’est justement un Pernambucano que nous évoquons aujourd’hui : Luperce Miranda, le maître du bandolim. Le bandolim est la version brésilienne de la mandoline italienne. S’il s’en distingue par son fond plat, leurs timbres sont identiques pour le profane. Malgré son image un peu désuète, le bandolim reste un des instruments clés du choro, le grand genre instrumental brésilien né à Rio de Janeiro au XIXème siècle. Aujourd’hui joué par Hamilton de Holanda, le statut du bandolim au Brésil doit tout à deux musiciens, Jacob do Bandolim, le plus connu, et avant lui Luperce Miranda. Ce dernier est en quelque sorte l’inventeur de la mandoline brésilienne ; c’est lui le premier qui a hissé cet instrument d’accompagnement au rang d’instrument soliste.
Luperce Miranda naît en 1904 à Recife dans le Pernambuco. Il grandit dans une fratrie nombreuse de musiciens, formant avec eux le groupe Turunas da Mauricéia. Ce n’est donc pas un hasard s’il commence à jouer du bandolim dès 8 ans et écrit sa premières compositions à 15. En bon Réciféen, il s’agit d’un frevo, la musique emblématique du carnaval de sa ville. Il forme son premier groupe, Voz do Sertão en 1927, en hommage aux terres arides de son Nordeste, puis Alma Do Norte (« l’âme du nord »). Il déménage à Rio de Janeiro, la ville où se concentrent alors les meilleurs musiciens du pays et l’industrie phonographique naissante.
Multi-instrumentiste, compositeur prolixe, et surtout virtuose du bandolim, le Nordestin devient vite une figure incontournable de la scène carioca, comme avant lui le grand guitariste João Pernambuco. Son bandolim fait mouche dans tous les styles qu’il aborde : marche, toada, samba, valse, modinha, mais surtout choro et embolada, un style de sa région natale. A côté de son activité de soliste, il accompagne les plus grands compositeurs et interprètes de l’époque tels que Noel Rosa, Mário Reis, Francisco Alves ou Carmen Miranda.
A partir de la fin des années 1950, Luperce Miranda se fait plus discret, tandis que l’intérêt pour le choro s’estompe. Il fonde à cette période une école de musique dédiée aux instruments à cordes et revient vivre à Recife. Il ne retourne dans les studios qu’à partir des années 70, avec le retour en grâce du choro. Il sort quatre LPs durant la décennie, Luperce Miranda de ontem e sempre (1970), un éponyme (1971), História de Um Bandolim (1977), et le posthume Luperce Miranda interpreta Luperce Miranda (1978).
Malgré son statut de monstre sacré, la musique de Luperce Miranda reste assez difficile à écouter. Ni ses premiers 78 tours des années 1930-50, ni ses LPs des années 1970 n’ont été réédités. De trop rares morceaux sont disséminés dans des anthologies de choro mais curieusement aucune compilation ne lui a été consacrée. On peut cependant compter sur la mise en ligne de ces morceaux par des passionnés. Celui que nous avons choisi, Luperce Miranda sorti 1971 a justement été numérisé et mis en ligne par le formidable site, Acervo Origens.
Enregistré à un âge mûr, il montre la fraîcheur, le talent et la virtuosité intacts de Luperce Miranda. Il n’est accompagné comme à son habitude que d’une seule guitare, offrant à son bandolim l’espace nécessaire pour s’exprimer. Il interprète trois de ses compositions, dont la valse grandiose Prelúdio em Ré Maior. Les autres sont d’autres compositeurs, des anciens comme Ernesto Nazareth (le classique Bambino) ou Uriel Lourival (la belle valse Mimi), et des contemporains comme Pedro Caetano et Bonfiglio de Oliveira.
La grande surprise vient de la présence de Bruit Des Vague, un morceau du chanteur français de ballades romantiques français Romuald. Il l’avait présenté en 1968 au festival international de la chanson qui s’était tenu à Rio de Janeiro. Cette reprise inattendue rappelle que si le choro a aujourd’hui une image assez sérieuse, érudite même pour ne pas dire poussiéreuse, il s’agit avant tout d’une musique populaire, foncièrement sentimentale, dans le sens le plus noble du terme. Le terme même de choro ne veut-il pas dire « pleur » ? Les trémolos de Luperce Miranda sont là pour nous le rappeler de la plus belle et poignante manière qui soit.
Luperce Miranda – Luperce Miranda (Som, 1971).