Une fois n’est pas coutume, nous chroniquons dans le même billet, deux albums distincts, un d’Argemiro Patrocínio et l’autre de Jair do Cavaquinho. Ils sont en effet sortis tous les deux en 2002, empaquetés dans le même morceau de plastique et restent d’ailleurs encore aujourd’hui fréquemment vendus ensemble. Moins trivialement, il s’agit de deux sambistas de Rio de Janeiro, tous deux affiliés à l’école de samba de Portela et membres de la fameuse Velha Guarda da Portela. Les points communs ne s’arrêtent pas là : pour les deux compositeurs c’est leur premier album solo et ils étaient âgés de 80 ans (!) au moment de leur enregistrement.
Les deux disques ont été pourtant au départ enregistrés chacun dans leur coin. Celui d’Argemiro Patrocínio a été produit par Phonomotor, le label de Marisa Monte, la plus fameuse chanteuse de MPB des deux dernières décennies et une des rares à conjuguer succès critique et commercial. On l’a trouve de notre côté un peu lisse et ne proposant pas grand-chose de neuf, mais son amour de la samba est bien sincère, comme en atteste la production de ce disque. Il faut dire que le père de Marisa Monte a été directeur de l’école de Portela, et qu’elle a donc été biberonnée aux disques de Paulinho da Viola, Clara Nunes et Candeia. On peut rêver pire comme fées à son berceau !
On retrouve d’ailleurs une touche « MPB » dans l’album d’Argemiro, avec l’inclusion (parcimonieuse) de violon, violoncelle et accordéon, qui déroge aux canons de la samba ainsi qu’avec la présence d’invités prestigieux, dont outre Marisa Monte elle-même, deux figures majeures de la musique de Rio des années 2000, Teresa Cristina pour la samba, et Moreno Veloso pour le rock-mpb indépendant. Mais Argemiro Patrocínio est un compositeur de samba et non de MPB et les arrangeurs Paulão 7 cordas et Mauro Diniz s’en souviennent : ils privilégient les arrangements légers qui font la part belle à la guitare, au cavaquinho et à des percussions discrètes, afin de ne pas écraser la voix fluette du compositeur-inteprète.
Jair do Cavaquinho de son côté est épaulé par le Grupo Semente, le même qui accompagne aujourd’hui Teresa Cristina. A l’époque à l’orée de sa carrière, Teresa Cristina est depuis devenue une des figures du renouveau de la samba carioca « de qualité », même si on peut lui reprocher comme à Marisa Monte, son côté un peu consensuel. Elle est d’ailleurs aux chœurs, aux côtés du vétéran Cristina Buarque, toujours présente pour soutenir la samba de qualité et de la jeune Monica Salmaso. Les arrangements du multi-instrumentiste Pedro Amorim donnent à l’album de Jair do Cavaquinho une ambiance de roda de samba « traditionnelle », avec un parfum presque live, ponctué de quelques jolis soli de flutes, saxo et clarinette joués par Marcelo Bernardes.
Les deux disques sont réunis quand Phonomotor rachète les droits de l’album de Jair do Cavaquinho et sort les deux ensemble, une manière de permettre au disque de Jair do Cavaquinho de toucher un public plus large.
Les deux musiciens ont un parcours assez typique des sambistes de leur génération qui ont muri leur art dans les écoles de samba. On ne dira jamais assez combien l’étonnante qualité des sambas de Rio de Janeiro doit à ces écoles qui ont su faire éclore tant de talents.
Dans une interview Jair do cavaquinho décrivait tendrement sa découverte de l’école de Portela et ce qu’elle représentait pour lui : « je ne sais pas quand je suis arrivé à Portela, je l’ai vu naître. Portela est tout pour moi, en matière de samba, de vie et de carnaval ». Et en effet, gamin, il fréquente déjà Portela, à l’époque où elle était encore ce lieu convivial où les gens du quartier pouvaient se retrouver, une époque où elle était encore dirigée par son fondateur, Paulo da Portela qui fit tant pour sortir la samba de la marginalité. Jair Araújo da Costa de son vrai nom, débute en jouant avec un cavaquinho artisanal qu’il fabrique lui-même à partir d’un boite et d’une corde. Il conquiert peu à peu tous les honneurs de l’école de son cœur : A quinze ans, il intègre le groupe de musique de l’école comme cavaquinhiste, en 1969 une de ses compositions est choisie pour représenter Portela et qui obtient la troisième place du carnaval, jusqu’à devenir finalement directeur de « l’aile » des compositeurs de l’école.
Parallèlement à ses activités à Portela, il participe activement au retour de la samba dans les années 1960. Il fréquente assidûment le bar Zicartola et participe au spectacle fondateur Rosa de Ouro aux côtés de Paulinho da Viola, Elton Medeiros et Nelson Sargento. On le retrouve dans le groupe pionnier du renouveau de la samba, A Voz do Morro avec Ze Keti et une partie des musiciens du Rosa de Ouro, puis au sein des groupes Os Cinco Só et Os Cinco Crioulos qui prolongent cette approche. Enfin, à cheval entre sa carrière discographique et son implication dans Portela, il intègre tardivement la fameuse Velha Guarda da Portela, le groupe qui, sous l’impulsion de Paulinho da Viola, réunit partir des années 1970 les meilleurs musiciens de la « vieille garde » de Portela tels que Manacéia. Si ses compositions sont bien sûr jouées par les groupes dont il est membre, certaines sont chantées par des interprètes de renom, tels que Nara Leão, Jamelão ou Elizete Cardoso qui chante Vou Partir (composé avec Nelson Cavaquinho) sur son classique Elizete Sobe o Morro,
Argemiro do Patrocínio, n’est pas moins lié à Portela dont il tire son surnom d’Argemiro da Portela. Il la rejoint à l’âge de 27 ans, appelé par le directeur de batterie de l’école séduit par son jeu de pandeiro. Contrairement à Jair do Cavaquinho, il ne se lance dans la musique de manière professionnelle qu’assez tardivement, travaillant l’essentiel de sa vie comme technicien en réfrigération. Au début des années 1970 et déjà proche de la cinquantaine, il fait partie des membres fondateurs de la Velha Guarda da Portela. Ce n’est qu’à la toute fin de la décennie, juste au moment où Jair do Cavaquinho ralentit son activité qu’on le découvre comme compositeur.
En 1980, Beth Carvalho enregistre A chuva cai, qu’il a composé avec son camarade de la Velha Guarda, Casquinha. A Chuva cai s’inspire d’une dispute avec sa femme, qui voulait quitter la maison alors qu’il pleuvait. Une petite samba parfaite, simple et délicate et qui devient un énorme tube : « Il pleut dehors, tu vas te mouiller, je te prie de ne pas t’en aller, attends qu’il arrête de pleuvoir, la nature même te supplie de rester ».
Les disques d’Argemiro et Jair parus en 2002 rassemblent les meilleure compositions des deux compositeurs. Non à la manière des best-of qui additionnent les plus gros succès commerciaux mille fois répétés, plutôt comme un recueil de chansons chéries dans l’intimité, comme autant de fleurs déposées dans un herbier, qu’on ressortiraient après de nombreuses d’années, plus fraiches et colorées que jamais.
Jair do Cavaquinho ne reprend ainsi aucun de ces titres déjà connus comme Eu e as flores qu’il avait composé avec Nelson Cavaquinho ; il a bien assez de sambinhas inédites à offrir, comme cette marchinha (marche) délicieusement désuète évoquant Colombine et Pierrot (Adeus Palhaço), ce portrait de la vieillesse (Cabelos Brancos), cette terrible évocation de l’esclavage (Acorda negro velho) et bien sûr ces variantes sur le sentiment amoureux (Voltei, Cavaquinho Feliz, Meu Coração quase parou).
Argemiro quant à lui reprend bien quelque uns de ses succès dont l’inévitable A Chuva Cai, mais qui n’a jamais sonné aussi fragile, bien loin de l’interprétation solaire de Beth Carvalho. Il chante aussi un bel hommage à sa Portela, alors bien loin de sa gloire passée quand elle gagnait tous les carnavals avec une facilité déconcertante (Lamento de Um Portelense). Mais comme pour le disque Jair do Cavaquinho, le coeur du disque est composé de chansons d’amour d’une simplicité et d’une sincérité désarmantes (Vem Amor, Cadê Rosalina, Vou me embora bem longe).
Jair do Cavaquinho et Agermiro da Portela ne réinventent ni la manière de faire rimer l’amour ni celle de rythmer la samba, mais ils savent apporter leur vie et leur fraicheur, pour faire de leurs petites samba, tout sauf une vaine répétition. Car quand on aime sincèrement, c’est comme si c’était pour la première fois. De même, les grands musiciens composent les mêmes éternelles chansons d’amour et de séparation, comme si personne ne les avaient composées avant eux. Et celui qui sait les écouter, les entendra aussi pour la première fois.
Jair do Cavaquinho – Seu Jair do Cavaquinho. Phonomotor/ EMI, 2002 En écoute sur spotify ou deezer.
Argemiro do Patrocínio – Argemiro do Patrocinio, Phonomotor/ EMI, 2002. . En écoute sur spotify et deezer.
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