Nous avions laissé Chico Buarque quelques temps après la sortie de son premier album en 1966, qui l’avait élevé du jour au lendemain au statut d’idole. Dans les albums qui suivent, le jeune compositeur affine son style dans la même veine lyrique et égrène son lot de petits merveilles.
Parmi elles, Com Açúcar, Com Afeto, qu’il a composé pour Nara Leão et interprété par Jane Moraes ; une composition qui inaugure celles écrites à la première personne du singulier d’un point de vue féminin et qui formeront une des plus belles parties de son oeuvre. Avec Sabia, puis Retrato em Branco e Preto, Chico Buarque amorce son fertile partenariat avec son maître Tom Jobim. Sem fantasia est un morceau chanté en duo avec sa sœur Cristina Buarque alors âgée de 18 ans, et qui mènera par la suite une belle carrière d’interprète de samba traditionnelle.
Cette continuité de style n’empêche pas Chico Buarque de casser son image de bon garçon que les médias lui avaient un peu rapidement collés. En 1967, il écrit la pièce Roda Viva une charge acide contre le show-business dont il compose aussi la musique. Des débuts de dramaturge qu’il poursuivra avec Gota d’água et Opera do Malandro et qui marquent le début de ses problèmes avec le pouvoir. Une centaine de membres du groupe paramilitaire anticommuniste CCC surgit lors d’une représentation, ils détruisent le décors et frappent les acteurs. La pièce est interdite peu après.
Le régime militaire se durcit avec le tristement célèbre acte institutionnel n°5 de 1968 qui sanctionne un grand mouvement de manifestations. Chico Buarque qui était parti en tournée en Italie décide d’y rester. L’auto-exil dure près d’un an et demi. Malgré le succès d’A Banda en italien, il n’est pas accueilli comme il l’imaginait par le public italien. Il devient père, prend ses responsabilités, en un mot, il grandit. Il produit un curieux album de reprises de ses succès traduits en italien et réarrangés par le grand Ennio Morricone, le compositeur attitré de Sergio Leone. Il y compose les chansons de Chico Buarque n°4 dont il enregistre la voix en Italie tandis que les arrangements le sont au Brésil. Il s’agit du dernier et peut-être du plus beau disque de jeunesse de Chico Buarque avec les titres Samba e amor, Mulher vou dizer quanto te amor, Pois é, Não Fala De Maria et ce qui deviendra 20 ans plus tard son tube en France, Essa Moça Tá Diferente.
A son retour au Brésil en 1970, Chico Buarque découvre avec des yeux neufs son pays, plus que jamais sous le joug de la dictature. Il est un nouvel homme, dans un pays qui a aussi bien changé. Le premier pas de cette transformation est Apesar de Você qui sort en single en 1970. En apparence une samba entrainante à propos d’une femme autoritaire, il s’agit en creux d’un chant de révolte plein d’espoir contre la dictature, porté par son célèbre refrain « Malgré toi / Demain sera /Un autre jour« . Il se vend rapidement à plus de 100.000 exemplaire et devient un hymne à la liberté. Le sous-texte n’avait pas été compris par la censure qui avait laissé passer la chanson lors de son contrôle. Elle réagit finalement en février 1971, interdit le single et détruit les copies restantes.
C’est dans ce contexte que Chico Buarque sort Construção en 1971 qui marque une nouvelle évolution de son style. Selon lui, si son album n°4 est son album de maturité en tant qu’homme, Construção marque sa maturité en tant qu’artiste. A bien des égards, le disque reste nourri à la musique brésilienne, toute la musique brésilienne mais rien que la musique brésilienne. Contrairement au tropicalia de Caetano Veloso, Chico Buarque la rénove de l’intérieur, sans regarder hors des frontières. A un ami italien qui lui disait « je n’ai qu’une option, du sang-neuf ou l’anti-musique. Regarde les Beatles, ils sont partis en Inde« , Chico Buarque, répond « c’est sûr qu’il faut rompre avec les structures mais la musique brésilienne, contrairement aux autres arts, porte en elle les éléments de sa rénovation. Il ne s’agit pas de défendre la tradition, la famille ou la propriété de quiconque. Mais c’est avec la samba que João Gilberto a cassé la structure de notre chanson ».
S’il s’inscrit dans la tradition nationale, Chico Buarque n’a jamais été un gardien du temple. Quelques années plus tôt, en 1967, quelques mois avant la naissance du tropicalia, une curieuse manifestation eut lieu à São Paulo, à l’initiative d’Elis Regina, contre l' »invasion » de la guitare électrique qui triomphait avec le succès de la jovem guarda, le yéyé brésilien. Participèrent à cette manifestation, des musiciens aussi talentueux que Jair Rodrigues, Zé Keti, Geraldo Vandré, Edu Lobo, MPB-4, et même Gilberto Gil… Mais pas Chico Buarque. Il se justifie presque: « j’ai n’ai jamais rien eu contre la guitare électrique, comme je n’ai rien contre le tambourin. L’important est d’avoir Os Mutantes et Martinho da Vila sur la même scène.
On ne trouve certes pas de guitare électrique sur Construção mais Chico Buarque s’associe avec Rogerio Duprat, le grand compositeur et arrangeur, surnommé le George Martin du tropicalisme pour son travail décisif sur les disques de Caetano Veloso, Os Mutantes, Gal Costa et Gilberto Gil. Ses compositions elles-mêmes se font plus sombres, plus radicales, plus expérimentales. Son chant s’éloigne du chant feutré à la João Gilberto, monte en puissance et en rage pour former un long cri qui s’étire sur les 10 titres de l’album.
Car Construção est bien un cri, plus qu’un pamphlet contre la dictature comme l’album est parfois présenté. La censure se charge de toute façon d’éliminer toute critique frontale et Chico Buarque lui même ne croit pas à la musique comme instrument de changement politique. Il ne se rêve pas comme un porte-parole à la Geraldo Vandré. Mais, la musique reste le dernier rempart de l’expression individuelle dans une société verrouillée, l’antidote contre l’horreur par la possibilité de la nommer.
Alors il exprime l’horreur, la frustration, la colère, l’étouffement, qui envahissent son pays pris dans les serres de la dictature. Ce quotidien monstrueux, si bien réglé, de cet homme choyé par sa femme mais qui suffoque de cet amour qui l’emprisonne (Cotidiano). Cette berceuse désespérée ,« dors ma petite, ça ne vaut pas la peine de se réveiller » (Acalanto). Ces chants sur la fuite et l’exil (Samba do Orly), sur le découragement de celui qui rend les armes (Desalento), sur l’abandon de celle qu’on incite à contre-cœur à partir (« Part, Marie, car je n’aurais que mon agonie à t’offrir« ) (Olha Maria). Une lueur de révolte subsiste avec ce besoin viscérale de dire toujours et malgré tout ce qu’on porte en soi (Cordão). Des moments de grâce poignent avec ce portrait écrit avec Vinicius de Moraes d’un vieux couple perdu dans la routine et la solitude mais qui renoue pour le temps d’une valse avec la passion (Valsinha).
Et bien sûr le morceau titre, Construção qui dépeint la journée d’un ouvrier du bâtiment qui part de chez lui, embrasse les siens, déjeune, grimpe l’immeuble qu’il construit, puis chute et s’écrase sur le sol au milieu de la circulation automobile. Un fait divers tragique, une critique de la course effrénée à la croissance conduite par la dictature, une épopée lyrique hallucinée et métaphysique. Tout ça à la fois, à l’image des paroles qui racontent plusieurs fois cette même histoire mais sous un angle différent, à la manière d’une peinture cubiste.
On ne fait pas une révolution avec des chansons, et pas plus Construção que n’importe quel disque ne met fin à la dictature. Mais malgré la censure qui scrute chaque parole, interdit deux chansons sur trois, montre ses bottes à chaque concert, la musique permet de conserver au sein du Léviathan, un espace de liberté partagé entre les auditeurs, la possibilité de chanter l’oppression, un cri pour rester éveillé.
Chico Buarque – Construção. Phonogram/Philips. 1971. En écoute sur youtube et deezer.