Noel Rosa chantait “celui qui a déjà été amoureux sait que la samba ne vient ni des favelas, ni du centre ville, mais du cœur”. Cartola a le mieux que nul autre incarné cette dimension universelle de la samba
Car Cartola, c’est la samba elle-même. C’est les morros, ces collines qui surplombent Rio de Janeiro et où sont construites les favelas. En particulier celle de Mangueira, où la famille de Cartola déménage quand il a 11 ans, à une époque où le quartier n’était encore composé que d’une cinquantaine de baraques. C’est la bohème, où il passe son adolescence, mis à la porte de chez lui à 15 ans par son père, quand il se réfugie dans les bars, les bordels et les trains. C’est les rythmes afro-brésiliens qu’il découvre dans les batuques et les rodas de samba.
Cartola, c’est les écoles de carnaval, dont il fonde en 1928, la deuxième, et la plus grande de toute, l’Estação Primeira de Mangueira. Il choisit ses couleurs emblématiques vert et rose, en hommage aux manguiers du quartier, en devient le directeur musical, et compose la samba qui leur permet de remporter en 1930 le premier titre de champion de l’histoire du Carnaval de Rio.
C’est le premier grand amour, quand malade et miséreux, il est recueilli par Deolinda, qui devient sa femme et lui inspire ses premières chansons. C’est le Rio de Janeiro populaire où il travaille – sans forcer – comme maçon, et dont il lui reste le surnom de Cartola, hommage au chapeau melon qu’il portait pour se protéger de la poussière.
Mais Cartola, c’est aussi la samba qui quitte les morros dans les années 1930 pour conquérir le Brésil tout entier par la voix d’interprètes vedettes (Francisco Alves, Mário Reis, Carmen Miranda, Arnaldo Amaral, Aracy de Almeida…) avec lesquels il connait ses premiers succès: Fita Meus Olhos, Tenho um novo amor (avec Noel Rosa), Divina Dama, Não quero mais.
C’est la samba qui passe à la radio, quand Cartola anime une émission avec deux légendes de Rio de Janeiro, Paulo da Portela, fondateur de l’école de Portela et le grand peintre et sambista Heitor dos Prazeres. Cartola, c’est encore la conscience de la valeur de son art: contre la pratique de l’époque, il impose d’être crédité sur les disques en tant qu’auteur-compositeur.
Cartola, c’est même les prémisses de la reconnaissance internationale de la samba: le grand compositeur Heitor Villa-Lobos l’admire et l’invite à enregistrer, aux côtés du gratin de l’époque, Donga, Pixinguinha, João da Baiana, pour deux 78 tours destinés à présenter la musique brésilienne aux États-Unis (Native Brazilian Music, 1942).
Enfin Cartola, c’est les détours que la vie peut parfois prendre. Les disputes avec les dirigeants de Mangueira, une grave méningite qui le laisse très diminué, aggravé par le décès de sa femme. Le désespoir noyé dans l’alcool et une passion destructrice pour une femme, Donária l’éloignent pour longtemps du monde de la samba. Dix années où ses amis seront sans nouvelles de lui et où beaucoup le croiront mort. Ce n’est qu’en 1956, à la suite de sa rencontre inopinée avec le journaliste Stanislaw Ponte Preta que Cartola, alors laveur de voiture le jour et vigile la nuit, renouera avec le milieu musical.
Alors Cartola c’est aussi une renaissance. Renaissance amoureuse grâce à son union avec une amie d’enfance, Dona Zica, sœur de son partenaire musical de toujours Carlos Cachaça, qui le sort du gouffre et devient l’autre grand amour de sa vie. Renaissance de la samba aussi, plus forte que jamais dans les années 60, quand la jeune garde artistique de la bossa nova se ressource dans la samba qu’on dit désormais “de raiz” (des racines). C’est justement dans le restaurant Zicartola qu’il ouvre en 1963 avec sa femme, cuisinière à la feijoada fameuse, que se mêlent cette jeunesse et les musiciens des morros. Cette réunion permet la redécouverte des maîtres, les bambas Nelson Cavaquinho, João do Vale, Ismael Silva, Ze Keti, Nelson Sargento et l’émergence d’une nouvelle génération de sambistes, tels que Paulinho da Viola et Elton Medeiros.
L’aventure Zicartola tourne vite court, la gestion d’un restaurant étant sans doute incompatible avec le tempérament d’artiste bohème de Cartola. Mais il est à nouveau devenu un compositeur respecté et chanté par les nouvelles étoiles de Rio de Janeiro que sont Nara Leão et Elsa Soares.
Toute une vie de samba qui nous emmène en 1974, année où Cartola enregistre son premier album, à 66 ans. Le jeune et génial label de Marcus Pereira réunit la crème des musiciens cariocas, des musiciens qui jouent principalement dans l’ensemble de choro, Regional do Canhôto, et parmi lesquels on retrouve entre autres, Dino à la guitare sept cordes, Copinha à la flûte, Raul de Barros au trombone et Canhôto au cavaquinho. Ce casting d’exception, des arrangements d’une finesse inégalée signés Dino 7 cordas et une production discrète de Pelão, offrent l’écrin à la mesure des compositions de Cartola.
L’album est un chef-d’œuvre. La samba de Cartola n’a jamais rayonnée aussi fort que chantée par lui-même, accompagné de ces grands musiciens complices et tout au service de ses compositions. Cartola y fait entendre plus éblouissante que jamais sa samba-canção, cette samba rythmée certes, mais où le rythme accompagne la mélodie. Loin des sambas–enredo de carnaval, mais aussi des sambas de roda, ravivées à la même époque par Candeia.
La samba de Cartola est une samba qu’on peut danser, mais de celles qu’on danserait pour se consoler. Une samba où on rit pour cacher ses larmes (Quem me vê sorrindo), une samba qui parle de la douleur qu’on cache (Disfarça e chora). Mais toujours une samba où pointe l’espoir, de la fin du deuil amoureux, ou du moins de la joie retrouvée (Alvorada, O Sol Nascerá). Une samba qui a pour unique thème l’amour : celui qu’on a perdu (Festa da vinda) ou celui qu’on regrette (Amor proibido). Mais aussi celui qui n’est plus (Acontece) ou qui n’est qu’illusion (Alegria).
Porté par le succès de l’album, ce qui devait être le testament de Cartola devient la première pierre d’une vraie discographie, forte de quatre albums studios, et de deux lives (dont un posthume) où Cartola interprète anciens et nouveaux morceaux.
Parmi eux, se détache celui qu’il enregistre deux ans plus tard et qui surpasse encore le premier. Les musiciens du premier album sont rejoints par Abel Ferreira au saxophone et le sambiste Elton Medeiros aux percussions (Ganzá, boîte d’allumette et tamborim). Cartola pour la première fois enregistre des titres qui ne sont pas de lui. Un morceau de Candeia, plus cartolesque que le maître, sur la nécessité de partir dans l’espoir se retrouver (Preciso me encontrar) ; et un de son ami Silas de Oliveira qui venait de décéder (Senhora tentação). Comme un passage de témoin, sa belle-fille Creusa participe au disque et se révèle être une chanteuse merveilleuse sur le lundu Ensaboa Mulata et Sala de Recepção en hommage à Mangueira. L’album comprend surtout ces petits tableaux des sentiments amoureux dont Cartola a le secret, toujours d’apparences si simples, quelques vers à peine, une mélodie sans fioriture et pourtant des bijoux de sophistication et de délicatesse (Aconteceu, Peito Vazio, Sei chorar, Minha).
Le disques comporte deux sommets: La mise en garde déchirante O mundo é um Moinho, où il chante « le monde est un moulin qui réduira tes illusions en poudre » sublimée par la flûte d’Altamiro Carrilho et la guitare de Guinga, âgé de 20 ans seulement. As rosas não falam où Cartola raconte l’amant dont les roses du jardin lui rappelle l’être aimé. Cette chanson, utilisée comme thème dans une télénovela de Rede Globo permet d’ailleurs à Cartola de rencontrer enfin le grand public.
Car Cartola plus que tout autre sambiste, pour parler à tous, parle d’abord à chacun. Cartola n’est pas Chico Buarque qui invente comme un romancier des vies qu’il n’a pas vécues, ni Dorival Caymmi qui sait se faire conteur. Cartola chante simplement sa vie et les errements de son coeur. C’est à travers ses sambinhas, ces « petits sambas » toujours à la première personne, qu’il touche à l’universel.
La délicatesse dans le sentiment, la justesse dans l’évocation, la finesse dans l’écriture en fait pour tous ceux qui savent l’écouter, le plus grand des sambistes, mais surtout un allié précieux, celui qui sait mettre le mot et la note justes sur nos émois et nos cicatrices. Cartola a souvent chanté la beauté du soleil qui se lève sur la colline de Mangueira et réconforte les coeurs blessés. Pareil à ce soleil, la beauté de ces sambas guérit l’âme et le cœur.
Cartola – Cartola. Discos Marcus Pereira, 1974. Acheter sur itunes avec le non moins génial album de 1976 ou les écouter sur spotify et deezer.
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