Avec Elomar, le Brésil n’est plus tropical, chatoyant, ni même mélancolique : il devient pierreux, poussiéreux, biblique. C’est un Brésil archaïque, médiéval, où les silences pèsent plus lourd que les mots.
Né en 1937 à Vitória da Conquista, dans l’intérieur de l’État de Bahia, Elomar a grandi dans le Sertão, cette région semi-aride, rude et poétique, qui deviendra à la fois la matière première et l’horizon spirituel de toute son œuvre. Fils d’un poète et d’une musicienne, il baigne dès l’enfance dans les mots et la musique, mais ce sont surtout les traditions orales, les récits des vaqueiros, les chants de procession, les légendes locales, qui forgent sa sensibilité.
Il se passionne pour la musique savante européenne, notamment médiévale et baroque, et les luthiers anciens. Pourtant,il ne souhaite pas devenir un compositeur académique : il veut créer une musique enracinée dans la culture populaire du Nordeste, mais traitée avec la rigueur de la musique classique.
Il fait des études d’architecture à Salvador de Bahia, mais il abandonne vite pour se consacrer à sa vision artistique : celle d’un chant du Sertão, austère, profond, radicalement indépendant. Il vivra la majeure partie de sa vie dans une ferme isolée, Fazenda Lagoa dos Patos, fidèle à une esthétique et à une éthique de vie.
Elomar n’a jamais cherché à faire partie d’un mouvement, d’un genre, d’une école. Il s’est tourné vers ses terres : l’intérieur de Bahia, le Sertão profond, celui que les cartes ignorent et que la musique populaire a trop souvent folklorisé. Il a pris la langue du peuple, l’a frottée à la guitare savante des troubadours, et a construit une œuvre unique, à mi-chemin entre la modinha et la cantiga médiévale.
Dans Na Quadrada, tout cela éclate dans sa forme la plus nue. On est loin de la MPB urbaine, loin aussi de la fièvre tropicaliste. Ici, la voix d’Elomar fend le silence comme un couteau. Elle est grave, rocailleuse. Et pourtant, tout est précis. La guitare suit des chemins imprévisibles, avec des harmonies sèches, complexes, jamais décoratives. La rigueur formelle y est absolue, presque austère. Mais c’est cette rigueur qui donne à la musique sa puissance tellurique.
Les textes sont des poèmes en langue rustique, bourrés de tournures du Sertão, mais portés par une langue littéraire d’une densité rare. Il y est question de sécheresse, de foi, de solitude, d’amour impossible. Mais aussi de révolte, de dignité, d’un monde en train de disparaître. Il faut du temps pour entrer dans cet univers. Mais une fois qu’on y est, on ne veut plus en sortir. Parce qu’on y découvre une autre idée de la beauté.
Na Quadrada das Águas Perdidas est une œuvre inclassable. Un geste d’art total, radical, profondément enraciné, qui ne cherche ni séduction, ni compromis. C’est peut-être pour cela qu’il est si précieux. Parce qu’il nous rappelle que la musique, parfois, n’est pas là pour plaire — mais pour dire, pour transmettre, pour garder en vie ce que le temps voudrait effacer.
Elomar, Na Quadrada das Águas Perdidas (Discos Marcus Pereira, 1979)