Quand Brasil, Sax e Clarineta sort en 1976, Abel Ferreira a 61 ans et est considéré comme un des grands noms du choro. Mais comme beaucoup d’illustres musiciens de ce genre instrumental, il est alors tombé dans un quasi oubli et cela fait plus de 10 ans qu’il n’a pas enregistré de disques.
Il a pourtant une longue et belle carrière derrière lui. Elle commence dans les années 1930, quand le jeune musicien s’affirme comme un virtuose de la la clarinette et du saxophone. Il vit alors dans l’Etat du Minas Gerais, situé au Sud-Est du Brésil puis comme la plupart des grands musiciens de l’époque, il finit par s’installer à Rio de Janeiro. Là, il intègre les orchestres de Vincente Paiva et Bené Nunes avant d’être recruté par Radio Nacional où il rejoint les groupes Turma do Sereno et Escola de Danças. Au faîte de sa célébrité dans les années 1950-60, il enregistre de nombreux 78 tours et participe à des tournées en Europe et en Amérique, avant que le déclin du choro ne l’éloigne de la scène et des studios.
Le choro revient finalement en grâce durant les années 1970. Ce n’est d’ailleurs pas le premier revival de ce genre musical majeur qui existe depuis les années 1850. A côté de l’apparition d’une nouvelle garde du choro représentée par Paulinho da Viola, le label Marcus Pereira s’attache à enregistrer les classiques des grands compositeurs musiciens oubliés, avant qu’il ne soit trop tard (Carlos Poyares, Raul de Barros, Donga, Canhoto da Paraiba, Luperce Miranda, Altamiro Carrilho…).
Dans l’esprit de cette collection patrimoniale, le disque Brasil, Sax et Clarineta n’est pas dénué de nostalgie. Plus qu’une nouvelle étape dans l’histoire du choro, il s’agit de jeter un regard sur le passé, celui d’Abel Ferreira, et à travers lui, celui du choro tout entier. L’album s’ouvre d’ailleurs sur Corta jaca, une composition d’une figure historique du genre, Chiquinha Gonzaga (1847-1935), qui introduisit le piano dans le choro et est la première femme chef d’orchestre du Brésil. On retrouve Cochichando, du grand compositeur de choro du XXème siècle, Pixinguinha. Ferreira interprète également Sorriso De Cristal de Luis Americano, le seul qui pourrait lui disputer le titre de plus grand clarinettiste brésilien. Il enregistre enfin quatre de ses anciennes compositions dont se détachent Chorando Baixinho, son œuvre signature qu’il avait déjà enregistré en 1942 et l’enlevé Sai Da Frente.
Ces compositions de haute volée peuvent compter sur des musiciens de tout premier plan, qu’on retrouve sur de nombreux enregistrement de Discos Marcus Pereira de l’époque. Abel Ferreira démontre bien évidemment son talent versatile au saxophone et à la clarinette, avec un jeu tout en légèreté. Copinha à la flûte et Raul do Barros au trombone offrent de brillants contrepoints aux thèmes. Le violon joué par José de Lana, qui n’est pourtant pas un instrument traditionnel du choro, imprègne les morceaux de sa mélancolie, en particulier sur la belle valse Luar de Coromandel. Mais il s’agit de choro, et si le mot signifie « pleur » en portugais, c’est aussi une musique de danse et de fête, comme le rappellent une discrète mais formidable section rythmique et le jeu de guitare endiablé de Dino 7 cordas. Au Brésil plus qu’ailleurs, la joie n’est jamais loin de la tristesse. Et à l’inverse, la saudade sait parfois être délicieuse.
« Ma souffrance taciturne me serrait la poitrine et j’éprouvais une sensation unique, quelque chose que je pourrais appeler la volupté de la tristesse« . Abel Ferreira aurait pu faire sien ces mots mis dans la bouche de Brás Cubas par le grand romancier brésilien Machado de Assis. Ses vieux choros joués au seuil de sa vie rappellent la douce mais poignante mélancolie qui peut nous saisir en feuilletant un vieil album photo, quand la joie de faire revivre des souvenirs se mêle à la douleur de savoir ces moments passés, comme la plainte de sa clarinette au rythme enjoué du pandeiro.
Abel Ferreira – Brasil, Sax e Clarineta (Discos Marcus Pereira, 1976). En écoute sur youtube, spotify et deezer.