Si je vous parle d’un interprète résidant à Rio de Janeiro qui a révolutionné la manière de chanter la samba, rompant avec le bel canto pour une interprétation plus sobre, vous penserez sans doute à João Gilberto. Mais il s’agit de Mário Reis, qui, 30 ans avant la bossa nova, a radicalement redéfini l’esthétique du chant brésilien.
Mário Reis naît en 1907 dans une famille bourgeoise de Rio de Janeiro. Il fait son droit à l’Université de Rio de Janeiro, sur les bancs de laquelle il se lie d’amitié avec le futur grand compositeur Ary Barroso. Son origine sociale peut surprendre, car on associe plutôt la samba aux classes populaires noires. Mais contrairement à ce qu’on croit, la samba ne s’est pas construite comme une musique noire mais comme une musique métissée. C’est bien pour ça qu’elle est érigée dans le Brésil post-esclavagiste comme symbole de l’identité nationale. De plus, loin d’être une musique traditionnelle, la samba a été (et est toujours) une musique moderne et même d’avant-garde. Ainsi, de nombreux musiciens issus de familles aisées avec une culture européenne lettrée ont contribué à faire de la samba ce qu’elle est, qu’on pense à Ary Barroso, Noel Rosa ou Vinicius de Moraes. Mário Reis n’est donc pas le seul « fils de bonne famille » a devenir sambiste, même si c’est sans doute un des premiers.
Il est introduit dans le milieu musical carioca par nul autre que Sinho, l’un des plus grands compositeurs de samba de l’époque. Ce dernier enseigne la guitare à Mário Reis, et séduit par son chant, le présente au label Odeon. Les microphones font alors leur apparition. Ils permettent d’enregistrer et de reproduire les voix sans que les chanteurs ne soient obligés de crier. La manière de chanter de Mário Reis est justement plus sobre, moins dans la performance. Il apporte un ton plus familier, plus décontracté, qui ringardise les chanteurs à voix de la génération précédente comme Vicente Celestino ou Francisco Alves. Ce dernier ne s’y trompe pas, et propose en 1930 au jeune Mário Reis, de dix ans son cadet, de former un duo. Les As de la Samba, comme ils se nomment, rencontrent un immense et mérité succès, chantant un répertoire impeccable comprenant les premiers morceaux de Cartola ou d’Ismael Silva.
En 1932, le duo prend fin et Mário Reis quitte Odeon pour RCA Victor. Cette maison de disque est à l’époque à la pointe de la musique brésilienne. La chanteuse Carmen Miranda y débute sa fulgurante carrière. Surtout, deux ans plus tôt, le génie Pixinguinha en a été nommé directeur artistique et arrangeur exclusif. Avec ses groupes A Guarda Velha et Os Diabos do Céu, il peut compter sur les meilleurs musiciens de l’époque. Parmi eux, Luiz Americano à la clarinette, Donga à la guitare, Canhoto au cavaquinho, João da Baiana au pandeiro.
Accompagné de ces bambas, Mário Reis enregistre entre 1932 et 1935 la crème des compositeurs de Rio de Janeiro. Son répertoire comprend des compositeurs aujourd’hui mythiques, sans faute de goût aucune. Noel Rosa peut-être le plus révolutionnaire de tous avec ses sambas d’amour désabusées est présent avec Tenho Raiva de Quem Sabe et O Sol Nasceu Pra Todos. Bide et Marçal, musiciens de la samba dite « de l’Estácio » sont représentés par Agora É Cinza et Meu Sofrimento. Mário Reis chante aussi le grand peintre naïf et non moins grand compositeur Heitor dos Prazeres (Não Sei que Mal Eu Fiz) et le Bahianais Assis Valente (Este Samba Foi Feito pra Você). Il enregistre même des frevos, la musique du carnaval de Recife, composés par, Capiba, le maître du genre. Mais le nom qui revient le plus est Lamartine Babo, le compositeur fétiche de Mário Reis. Côté duos, s’il ne chante plus avec Francisco Alves, on le retrouve en compagnie de Carmen Miranda (Alô?…Alô?…) et de Lamartine Babo lui-même. Cela témoigne de la grande proximité qui régnait à RCA entre musiciens, compositeurs et interprètes. C’est cette complicité, autant que la réunion de ces musiciens de talents, que les arrangements parfaits de Pixinguinha ou que le répertoire hors paire, qui donne ce son unique, toujours moderne, aux morceaux de Mário Reis.
Après ces premières années fracassantes, Mário Reis se détourne pourtant de la musique. Il met brutalement fin à sa carrière en 1936, pourtant à son apogée. Il entreprend alors une nouvelle carrière dans l’administration. Il n’apparait alors plus que très peu en public, vit dans un hôtel de luxe et fréquente les clubs chics de la capitale. Cette attitude lui vaudra le surnom de Greta Garbo de la musique brésilienne. Mário Reis reviendra brièvement dans les années 1960 pour réenregistrer ses anciens succès en LP avec un son haute-fidélité. Peut-être craignait il que sa musique disparaisse avec la fin des 78 tours ? On peut le rassurer, cela n’a pas été le cas.
Mário Reis – Enregistrements de RCA Victor 1932-1935. Réédités en trois disques Un Cantor Moderno, BMG, 2004. On trouve également en ligne des compilations avec les mêmes morceaux sorties par le label Salt-n-pepper, sans sorties physiques (pas sûr d’ailleurs que les droits soient reversés…).