Une salade de fruits. C’est en ces termes que Chico Buarque décrit son quinzième album studio, qui rassemble effectivement des chansons bien différentes, comme autant de preuves de son immense et versatile talent. Cet aspect composite ne nuit pas au disque tant Chico Buarque, à la différence de Caetano Veloso par exemple, a toujours été un musicien de chansons et non d’albums. Chacun de ses morceaux pourrait à bien des égards se retrouver sur n’importe quel autre de ses disques, sans jurer avec les autres.
Samambaia (fougères), comme l’album est surnommé, sort en 1978. La dictature militaire commence à desserrer son étau sur le Brésil. Les mouvements étudiants et les syndicats menés par un jeune Lula se réveillent, premiers pas du long chemin vers la démocratie. Dans ce climat, Chico Buarque est autorisé à publier trois de ses chansons censurées parmi les plus emblématiques.
Apesar de Você était sorti en maxi en 1970 pour devenir un manifeste pour la liberté… et être aussitôt interdite. Cálice, composé avec Gilberto Gil, n’avait même pas pu être enregistré. Interprété pour la première fois en 1973 lors du fameux festival Phono 73, la police avait coupé le micro au milieu de la chanson dans une ambiance électrique. Le morceau au lyrisme tragique est ici interprétée en duo avec le Mineiro à la voix cristalline, Milton Nascimiento, soutenu par les chœurs du MPB4 et magnifié par les arrangements grandioses de Magro. Tanto Mar avait été composée en 1975 en hommage à la Révolution des œillets qui avait eu lieu l’année précédente au Portugal. Chico Buarque réécrit le morceau au passé et chante à nouveau, mais avec du recul et un peu de désillusion, cette révolution du pays frère, séparé du Brésil par « tant de mer ».
Mais Chico Buarque est las de jouer au chat et à la souris avec la dictature ; il a même rasé sa moustache ! S’il a sous son joug, enregistré plusieurs chefs-d’œuvre (Construção, Meus Caros Amigos, Chico Canta), il a épuisé toutes les métaphores, tous les sous-textes pour dribbler la censure. Il a tenté toutes les ruses, comme inventer un auteur-compositeur factice, Julinho de Adelaide, qu’il créditait pour ses compositions, afin de passer plus facilement les vétos; il donnera même de fausses interviews de son alter ego. En désespoir de cause de voir toujours ses textes refusés, il a enregistré un album de reprises, le beau Sinal Fechado.
Les titres Tanto Mar, Calice et Apesar de Você témoignent avec éclat de cette facette de « musicien engagé » de Chico Buarque. Pourtant leur inclusion sur Samambaia apparait surtout comme le chant du cygne de ce rôle qu’il n’avait endossé qu’à contre-cœur et auquel il ne reviendra presque plus.
Les deuxièmes « fruits de la salade » sont des morceaux issus de comédies musicales. Depuis ses tout débuts avec Morte e Vida Severina, Chico Buarque a poursuivi son écriture pour le théâtre. Il a depuis entièrement écrit et mis en musique Gota d’Agua et surtout l‘Ópera do Malandro. Cette dernière pièce, montée en 1978 est musicalement la plus aboutie. Un album lui sera consacré l’année suivante mais en attendant, Chico Buarque en extrait trois titres pour Samambaia. Homenagem ao Malandro est comme son nom l’indique, un hommage au malandro, figure typique du vieux Rio de Janeiro, génial vaurien, un peu bandit, un peu dandy. Dans O Meu Amor, il donne le micro à Elba Ramalho et Marieta Severo, qui interprètent deux rivales dans un chant d’amour torride. Un morceau qui illustre le fameux « moi féminin » de Chico Buarque qui désigne son talent pour se glisser dans la peau des femmes et qui fera dire à Caetano Veloso « les femmes en toi sont belles« . Et enfin, Pedaço de mim, douloureux titre sur la perte et la saudade. Composé avec Francis Hime et interprété en duo avec la soprano Zizi Possi, il constitue un des climax de l’album.
Nous arrivons aux derniers ingrédients de notre salade musicale, en commençant à regretter d’avoir filé cette indigeste métaphore. Feijoada completa, une vraie recette du plat national brésilien, compposé par Chico Buarque pour le film Se segura, malandro! d’Hugo Carvana.
Trocando Em Miúdos, est le seul « inédit » à se hisser au niveau des morceaux rescapés de la censure ou issus d’Ópera do Malandro. Il s’agit d’un autre titre composé avec Francis Hime, qui signe d’ailleurs la moitié des arrangements de l’album. Il narre avec une terrible justesse et sans emphase les derniers mots échangés lors la séparation d’un couple, quant vient l’heure des comptes et de l’inventaire: « Je reste avec le disque de Pixinguinha. Le reste est à toi. En détail, tu peux garder, les restes de tout ce qu’on appelle un foyer, les ombres de tout ce que nous avons été, les marques d’amour dans nos draps, nos meilleurs souvenirs. »
Concluons avec Pequeña Serenata Diurna, un morceau du Cubain Silvio Rodriguez, que Chico Buarque a découvert lors d’un séjour sur l’île de Fidel Castro. Un séjour qui lui vaudra d’être détenu une dizaine d’heures à son retour, en forme de piqure de rappel du régime: malgré l’ouverture naissante, le Brésil était encore loin d’être une démocratie.