Le funk carioca qui fait aujourd’hui danser la jeunesse de Rio de Janeiro est né une décennie avant l’invention en 1998 de sa rythmique emblématique, le tamborzão. Près d’un siècle auparavant, la samba a aussi existé plusieurs années avant que son fameux rythme à deux temps ne soit inventé. Cette comparaison permet de rappeler que la samba qu’on présente parfois comme une musique traditionnelle remontant « à la nuit des temps », est en réalité une musique populaire, née dans les marges, moderne, d’avant-garde même et à l’histoire bien documentée ; une histoire intimement liée à un certain Ismael Silva.
Ismael Silva naît en 1905 à Jurujuba d’un père cuisinier et d’une mère laveuse. Très jeune orphelin de père, il déménage à Rio de Janeiro dans le quartier de l’Estácio de Sá où sa mère pense trouver plus facilement du travail. Le quartier, peuplé en grande majorité de Noirs et de métisses est alors réputé malfamé. C’est là qu’Ismael Silva fait ses classes. Au lycée, qu’il termine (ce qui n’était pas le cas de tout le monde) et surtout dans les bars, à l’Apollo ou au Café do Compadre où il se lie avec Mano Edgar, Baiaco, Mano Rubens, Nilton Bastos, Brancura, Bíde, Marçal et Francelino Ferreira Godinho. Ensemble, ils forment la « turma de l’Estácio » (bande de l’Estácio). Dans le jargon carioca, ce sont des malandros ; aussi bons vivants que mauvais payeurs, bons amants que piètres maris, ces bons-à-rien au bon cœur refusent le travail salarié mais pas les plaisirs, ils flirtent avec les femmes… et l’illégalité. Mais ce sont surtout de sacrés musiciens.
Ils jouent cette nouvelle musique qu’on appelle déjà samba, inventée par des musiciens comme Donga, Sinhô, Pixinguinha et Heitor dos Prazeres. Mais la turma de l’Estácio change profondément sa rythmique, alors proche de la vieille maxixe. La samba est accélérée, son rythme enrichi, les percussions mises au premier plan : pandeiros, chocalhos, tamborins, cuicas, et surtout le surdo, créé par Bide à partir d’une grosse baratte de beurre et d’une peau de chèvre et qui marquera désormais la pulsation de la samba.
A l’époque, la bande de l’Estácio a l’habitude de se réunir sur une petite place qui fait face à une école. Prenant le contre-pied de la société qui les voit comme des voyous et de la police qui réprime leurs rassemblements jugés suspects, Ismael Silva décide en 1928 de former leur propre école. La première école de samba est née, dénommée Deixa falar (laisse parler), en réponse à ceux qui moquent leur ambition.
Dès sa création en 1928, Deixa Falar participe au carnaval de Rio de Janeiro, et défile à côté des plus informels blocos et ranchos de Carnaval. Leurs marchas (marches), maxixe ou samba de première génération des blocos font pâle figure à côté de la frénésie des percussions de Deixa Falar. Leur samba « nouvelle-école » ne tarde pas à s’imposer comme la bande-son indispensable du carnaval de Rio de Janeiro.
C’est que les sambistas des autres quartiers, Cartola, Carlos Cachaça, Paulo da Portela, ou Aniceto do Imperio, viennent se mêler à la turma de l’Estácio. Ces jeunes Bambas accomplis ou en devenir, du surnom dont on désigne les « experts en samba », s’inspirent de Deixa Falar pour constituer dans leurs quartiers respectifs leurs propres écoles de samba qui défileront bientôt à ses côtés. Mais l’impact d’Ismael Silva ne s’arrête pas là.
L’année 1928 marque en effet les débuts de sa carrière musical avec l’enregistrement de sa composition Me Faz Carinho par la grande vedette de l’époque Francisco Alves, surnommé « Chico Viola » et bientôt « le Roi de la samba ». Ce dernier « achète » la chanson, dont il est alors crédité en lieu et place du véritable auteur-compositeur. Un accord qui choque aujourd’hui mais considéré comme normal à l’époque, et même comme une opportunité inespérée pour les sambistas. Symptôme du racisme de l’époque, les compositeurs étaient presque tous noirs et les interprètes presque tous blancs. Même Francisco Alves présentait bien maladroitement Ismael Silva à son public comme « le Noir à l’âme blanche ».
Me Faz Carinho puis Amor de malandro rencontrent un tel succès que Francisco Alves propose bientôt à Ismael Silva de conclure un contrat d’exclusivité. Il doit lui vendre toutes ces sambas, lui-même restant en revanche libre de chanter d’autres compositeurs. Ismael Silva accepte, heureux d’être payé pour ce qui était alors une simple passion. Bien conscient de la valeur de son art, il impose d’être crédité sur les disques, aux côtés de son co-auteur Nilton Bastos.
S’enchaînent alors les succès qui imposent au grand public cette nouvelle samba, qui conjugue de manière inédite une immense richesse rythmique et mélodique. Côté paroles, si Ismael Silva et Nilton Bastos chantent l’éternel thème de l’amour, c’est sans niaiserie et à travers les yeux du malandro. Mais les auteurs-compositeurs restent dans l’ombre des interprètes, Fransciso Alves seul (Nem é bom falar, Meu batalhão, Ironia, Olê-leô) ou en duo avec le jeune Mario Reis (Se Você Jurar, Não há, O que será de mim?).
La vie de bohème et la malandragem a aussi ses côtés tragiques. Fin 1931, Nilton Bastos meurt de tuberculose puis un autre membre de l’Estácio, Mano Edgar est assassiné. Ismael Silva déménage alors dans le centre de Rio de Janeiro. Privée de ses fondateurs, Deixa Falar périclite. Ismael Silva trouve alors avec Noel Rosa, compositeur prodige blanc issu de la petite bourgeoisie, un nouveau partenaire à sa hauteur. Ensemble ils poursuivent la rénovation de la samba (Para me livrar do mal, Uma jura que eu fiz, Ando cismado, Adeus, A razão dá-se a quem tem…).
Parallèlement, notre sambista, sans doute lassé de voir Francisco Alves s’accaparer tous les honneurs, s’essaye aussi au chant. Il enregistre ses propres compositions (Me diga o teu nome, Me deixa sossegado) et des sambas d’autres compositeurs (Samba raiado de Marcelino de Oliveira et Louca de Buci Moreira). Il est alors, avec Noel Rosa et Dorival Caymmi, l’un des très rares auteur-compositeur-interprètes. Mais c’est bien comme compositeur qu’il est reconnu. En 1934, il met enfin fin à son partenariat exclusif avec Francisco Alves, qui reste néanmoins son meilleur interprète. Son talent est désormais courtisé par d’autres chanteurs qui s’emparent de ses incroyables mélodies comme Cyro Monteiro, Carmen Miranda, ou Silvio Caldas. Il fréquente les soirées d’Aníbal Machado où se mêlent l’intelligentsia carioca, musiciens bien-sûr, mais aussi poètes et romanciers comme Mário de Andrade, Carlos Drummond de Andrade et Vinícius de Moraes.
Mais Ismael Silva n’est pas de ce monde. La malandragem le rattrape finalement en 1935 quand lors d’une bagarre il tire au revolver sur un homme qui selon la légende, aurait courtisé un peu trop assidument sa sœur. Il est condamné à cinq ans de prison. Il n’en purge finalement que deux pour bonne conduite. Durant son incarcération, après Nilton Bastos et Baiaco, son grand ami et partenaire musical, Noel Rosa décède à son tour de tuberculose. A sa sortie de prison, par honte, orgueil ou lassitude, Ismael Silva s’éloigne du milieu musical et disparait des radars tandis que prend fin ce qui allait être plus tard être désigné comme l’âge d’or de la samba.
On le retrouve quinze ans plus tard, en 1950 avec le titre Antonico qui rencontre un grand succès. Cette poignante requête pour aider un sambista tombé dans la misère conforte le talent toujours intact d’Ismael Silva. S’il a toujours nié toute dimension autobiographique, les paroles ne peuvent que résonner avec son histoire personnelle, à une époque où la samba ne passionne guère plus les foules qu’au moment du carnaval. Mais à partir de 1954 un timide regain d’intérêt pour la samba se fait sentir, porté par la redécouverte des anciennes gloires des années 1930 dont Noel Rosa. Ismael Silva remonte sur scène le temps de quelques concerts en hommage à la vieille garde dont il fait désormais partie. Dans la foulée, il sort en 1956 deux LP, O samba na voz do sambista, et Ismael canta Ismael, où il interprète lui-même son répertoire. Les albums comportent un son et des arrangements modernes, qui tranchent avec les orchestrations souvent surchargées de l’époque, et annoncent la future samba qui allait triompher à la fin des années 60. Mais il est sans doute encore trop tôt et Ismael Silva retombe à nouveau dans l’oubli et la misère.
Près d’une décennie plus tard, en 1964, il participe avec ses vieux amis sambistas aux soirées données au bar Zicartola de Cartola et qui auront une importance cruciale pour le revival de la samba qui s’annonce. Pendant ce temps là, les difficultés financières continuent, l’âge et la maladie le rattrapent tandis que la reconnaissance tarde. Il a raconté, désabusé, comment en 1965, il dû demander – en vain – de l’aide pour pouvoir payer le billet pour assister au Carnaval puis comment quelques années plus tard il fut refoulé du défilé.
A l’image du destin de Cartola ou de Nelson Cavaquinho, les dernière années se font un peu plus douces: le père de la bossa nova Vinícius de Moraes écrit qu’il est l’un des trois plus grands sambistas de tous les temps ; Chico Buarque, le plus révéré musicien de ce début des années 1970 le revendique comme son « véritable père musical » ; L’icône du tropicalisme Gal Costa le fait découvrir aux plus jeunes en reprenant Antonico dans le live fiévreux Fa-Tal. C’est dans ce contexte, que bien que diminué, Ismael Silva retourne une dernière fois en studio en 1973 pour un dernier disque testament, avant son décès en 1978.
Emission MPB Especial de TV Cultura de 1973 où entre l’évocation de souvenirs, il chante, accompagné seulement du guitariste Codó, et sur certains titres de la chanteuse Cristina Buarque.
Sélection de 78 tours de 1928 à 1950. La plupart sont présent sur la compilation de Receita de samba offerte en téléchargement.