On dit parfois que les génies ne peuvent pas être reconnus de leur vivants et encore moins rencontrer le public. Les succès massifs de Cervantes, Tolstoï, Picasso ou Chaplin démentent cette assertion. Parfois, le génie est si évident qu’il est compris de tous, immédiatement. Chico Buarque appartient sans conteste à cette catégorie.
Chico Buarque arrive sur la scène musicale du Brésil en fanfare. En 1965, il n’est qu’un étudiant en architecture à la faculté de São Paulo, le fils du célèbre historien Sergio Buarque, un gamin prometteur de 21 ans. Il participe timidement aux premiers festivals musicaux qui fleurissent alors et enregistre deux singles remarqués. Mais quand l’année suivante il remporte le premier prix au Festival de Musique de TV Record avec A Banda, du jour au lendemain, le pays tout entier n’a plus que son nom à la bouche. La presse le salue comme le nouveau Noel Rosa. Les jeunes filles tombent amoureuses de ses yeux bleus ; les mères en font leur gendre idéal. Son premier LP s’écoule à plus de 300 000 exemplaires en un rien de temps et s’exporte même en Italie et aux États-Unis. La “Chicomania” est résumée par le mot du journaliste Millôr Fernandes selon lequel « Chico Buarque est la plus grande unanimité vivante du pays”.
Peut-être même la seule unanimité, car le Brésil s’enfonce dans une grave crise politique. En mars 1964, les militaires ont renversé la deuxième république naissante et balayé du même coup les espoirs et illusions de la jeunesse brésilienne. La raffinée bossa nova n’a plus les mots pour chanter le présent. L’heure n’est plus à la peinture délicate des sentiments qui éclosaient sur les plages d’Ipanema. Les musiciens se tournent vers des musiques plus rurales et traditionnelles. Edu Lobo et Geraldo Vandré s’inspirent des rythmes du Nordeste, Vinicius de Moraes se plonge dans la musique afro-bahianaise dont il tirera les afro-sambas avec Baden Powell. Les thèmes sociaux et politiques surgissent dans les morceaux. Nara Leão, la “muse de la bossa nova” incarne le mieux ce changement de cap avec Opinião (Opinion), un spectacle très engagé où elle partage l’affiche avec João do Vale et Ze Keti, des sambistes des morros, les collines entourant Rio couvertes de favelas.
Chico Buarque est également acteur de ce retour de la samba, mais sa référence est plus la samba urbaine, celle de l’âge d’or de la samba carioca jouée par Autolfo Alves ou Ismael Silva. Une samba qui raconte des histoires, à l’opposée de la bossa nova qui chantait à la première personne du singulier. Mais Chico Buarque a été aussi traumatisé par la bossa nova dont il est l’héritier plus que le fossoyeur. Adolescent, il veut “chanter comme João Gilberto, composer comme Tom Jobim, écrire des paroles comme Vinicius de Moraes”. Il connait le “poète-diplomate” depuis tout petit, car Vinicius était très proche de son père Sergio Buarque et venait souvent chez lui. Chico Buarque écoute de manière compulsive Chega de Saudade et c’est en essayant de reproduire les accords de João Gilberto qu’il apprend à jouer de la guitare. Quand à Tom Jobim, il est sa référence absolue et le restera toute sa vie durant. Même après sa mort, Chico Buarque expliquera qu’il imagine toujours ce que son maître penserait de ses nouvelles compositions.
Les débuts de Chico Buarque marquent une synthèse entre la samba et la bossa nova. Une synthèse dont il extrait quelque chose de fondamentalement neuf. Un souffle mélancolique mais optimiste ; l’enthousiasme d’un jeune homme de 22 ans mais porté par une musique aboutie et d’une étonnante maturité. Car Chico Buarque a déjà une culture très solide et une vie bien remplie. Il est trilingue depuis qu’il a passé deux années en Italie à étudier dans un lycée américain. Fin connaisseur de la musique de son pays, il a aussi grandi en écoutant les maîtres étrangers, Charles Mingus, Miles Davis et même nos Jacques Brel et Georges Brassens. Il a lu et digéré, et en français, les grands romanciers russes et français (Camus, Flaubert, Gide, Tolstoi, Doestoiveski) et les maîtres de la littérature brésilienne (Drummond).
Mais ce fils de bonne famille, loin d’être un rat de bibliothèque, est plutôt malandro (bohème) sur les bords. Avant son succès, si on a déjà parlé de lui dans le journal, c’est pour avoir volé une voiture avec des amis lors d’une virée nocturne. Très engagé lors du coup d’État de 1964, il fabrique des cocktails Molotov pour préparer une insurrection qui ne viendra pas. Fan de foot, il supporte avec ferveur l’équipe de Fluminesne. Côté samba, bien que vivant à l’époque à São Paulo, son école de coeur est la plus carioca de toute, celle de Mangueira. Enfin, il ne rate jamais une fête organisée à la fac où il teste auprès de ses camarades ses premières compositions.
C’est toute cette vie qu’on retrouve dans son premier album. Mais pas de chansons autobiographiques, car le futur romancier s’exprime plutôt sous la forme de petits portraits : Pierre le maçon, qui passe sa vie à attendre son train, le carnaval, une augmentation, de gagner au loto, la mort (Pedro Pedreiro) ; la peinture à la manière de Zweig des pensées d’une femme qui regarde le monde depuis sa fenêtre (Ela e sua janela) ; celui plus acide dans la pure tradition sambad’une femme vénale (Você Não Ouviu). Souvent, se profile la croyance dans le pouvoir réconfortant de la musique (Meu Refrão, Tem Mais samba). Le tube de l’album, A Banda, ne raconte que ça: la magie d’une petite fanfare municipale qui en parcourant la ville fait oublier à chacun, pour un instant, ses peines, ses regrets, sa mesquinerie.
La plus belle chanson du disque, Olê, Ola, tresse la même thématique, même si cette fois la musique arrive trop tard: “Amie, pardonne-moi si j’insiste en vain / Mais la vie est belle pour celui qui chante / Ma guitare joue fort pour que tout le monde se réveille… Ne pleure plus, car j’ai l’impression / Que la samba arrive / C’est une samba si grande que parfois je pense / Que le temps lui-même va s’arrêter pour écouter…/ Le soleil est arrivé avant la samba / Ceux qui passent ne font même pas attention, ils vont travailler /Et toi, mon amie, tu peux maintenant pleurer. »
Oui, sans doute la musique ne peut parfois pas panser les cœurs ni réparer les désordres du monde et Chico Buarque s’en rendra bientôt compte lui-même avec le durcissement progressif de la dictature. Une période où il ira encore plus loin dans ses compositions, encore plus intenses et novatrices tout en gardant les faveurs du public. Des albums où en comparaison, son premier essai peut paraître un peu gentillet. Mais comme les Beatles des tout débuts, son premier LP est juvénile mais dans le bon sens du terme avec ce qu’il recèle d’audace et de fraicheur. Et il annonce déjà toute l’œuvre de celui qui allait s’imposer comme le plus grand auteur-compositeur-interprète de sa génération.
Chico Buarque – Chico Buarque de Hollanda. RGE. 1966. Acheter sur itunes ou écouter sur deezer.
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j’ai eu pendant un moment peur de ne pouvoir vous envoyer un petit message de remerciement pour votre site. Toujours à la recherche de sons en provenance du Brésil, d’hier ou d’aujourd’hui, j’apprécie énormément vos petits textes très instructifs. Mille fois merci!
merci!!!