Il y a des grands musiciens qui arrivent à conjuguer exigence artistique et succès commercial. Ce sont eux qui ouvrent les boulevards qu’emprunteront une foule d’imitateurs plus ou moins talentueux. Et il a des artistes non moins créatifs mais qui prennent des sentiers épineux que seuls quelques rares mélomanes suivront. Caetano Veloso et Gilberto Gil appartiennent à la première catégorie ; Tom Zé fut longtemps de la seconde.
Pourtant, c’est ensemble que les trois font leurs armes dans la Bahia que Tom Zé aime qualifier de pré-Gutenberg, car la culture ne se transmettait pas par les livres mais par tradition orale. Il faut dire que l’électricité n’arriva dans sa ville qu’à la fin de son adolescence ! Il grandit ainsi à Irará, une petite ville bahianaise, avant de rejoindre Salvador da Bahia pour étudier la composition, le violoncelle et l’harmonie. Des études que Tom Zé – dont les parents avaient hésité à l’inscrire à l’école primaire – poussera jusqu’au doctorat, se frottant à la musique contemporaine d’avant-garde avec des professeurs comme Ernst Widmer, Walter Smetak ou Hans Joachim Koellreutter.
Lui qui est leur ainé de quelques années, accompagne ses amis bahianais, Caetano Veloso, Gilberto Gil et Gal Costa dans l’explosion tropicalia, d’abord à Salvador même puis à São Paulo où ils enregistrent en 1967 l’album fondateur du mouvement, Tropicália ou Panis et Circensis. Suivent pour Tom Zé trois albums qui rencontrent un certain succès, avec des hits comme São São Paulo (premier prix au festival TV Record de São Paulo) et Se o Caso é Chorar. Des albums on ne peut plus tropicaliste avec ce mélange de références populaires et érudites.
Mais la singularité de Tom Zé éclate avec plus d’éclat dans son album suivant Todos os Olhos qu’il sort en 1973. L’expérimentation prend le dessus sur le format chanson. Tom Zé poursuit les recherches du tropicália, puise dans la poésie concrète, la musique atonale, le dodécaphonisme. Un chemin trop abrupt où ne le suivent ni le public ni la critique. Selon la légende, la pochette est la photo d’une bille posée sur un anus, une provocation lourde de conséquences à une époque où un groupe avait été emprisonné juste pour avoir chanté le mot « sein » ! L’histoire est très belle et bien que démentie par Tom Zé, perdure toujours, la légende étant plus représentative de la radicalité et l’anticonformiste de l’album que la plate vérité : les photos avaient été prises mais le cul a été finalement remplacé par une bouche par peur de la censure. Suite à cet album, Tom Zé est marginalisé et disparait brusquement des médias alors même qu’il assiste, amer, au triomphe de ses camarades bahianais.
Tom Zé poursuit pourtant ses recherches de plus belle. Il raconte lui-même, « En 1975, la samba était dénigrée, tout le monde disait qu’elle était devenue répétitive et mauvaise. Un jour Rogério Duprat [NDRL : fameux arrangeur du tropicalisme] m’a dit une chose qui m’a illuminé, il a dit, tu vois, tout le monde se moque de la samba, mais si une intelligence extraterrestre venait ici, avec plus ou moins notre niveau d’intelligence et que tu lui donnais surdo, timbar, tarol, pandeiro, caixa, tambourins, agôgô… ils passeraient au moins cent ans pour pouvoir faire ce qu’un gamin d’une école de samba sait faire... »Cette réflexion inspire à Tom Zé l’album Estudando o Samba, qu’on peut traduire par « Étudiant la samba ». Un projet qui s’inscrit quelque part dans le regain d’intérêt pour la samba initié quelques années plus tôt avec la redécouverte des grands maîtres oubliés du genre, mais en partant dans une direction opposée, puisqu’il s’agit ici, non pas de célébrer la tradition de la samba, mais de s’en servir comme point de départ. Tom Zé entreprend une déconstruction méthodique et complète du genre. On a bien la guitare acoustique, une bonne partie des percussions brésiliennes, les chœurs féminins, les cuivres, des éléments rythmiques et harmoniques de la samba, mais tout a été démonté, mis à terre et remonté sans regarder le mode d’emploi, un peu à la manière des extraterrestres dont parlait Rogerio Duprat.
Estudando o Samba sort en 1976 et est à peine distribué. Une injustice et une frustration qui font hésiter Tom Zé à arrêter la musique pour reprendre une petite station-service dans sa Irará natale. Heureusement, l’album est découvert une quinzaine d’années plus tard par l’Écossais David Byrne (ex : Talking Head) qui le ressort sous forme de la compilation The best of Tom Zé. Tom Zé est soutenu à plein par Luaka Bop, le label de Byrne. Il devient un artiste respecté en Europe et aux États-Unis et peut même à nouveau enregistrer. Cette consécration permet à Tom Zé d’être finalement redécouverts par les Brésiliens eux-mêmes.
Si les artistes brésiliens appréciés hors du Brésil et ignorés dans leur pays sont rarement les meilleurs, Tom Zé fut longtemps l’exception à la règle. Car Estudando o samba est un disque totalement unique dans la foisonnante discographie de la samba et de ses avatars. On est ni dans la MPB post-bossa-nova alors à son apogée avec ses raffinements harmoniques, ni dans les fusions samba-rock-funk qui commençait à fleurir, ni même dans le tropicalisme et ses patchworks de styles bigarrés. C’est du Tom Zé et rien d’autres.
Un album gorgé de samba sous toutes ces formes, samba de roda, samba canção, bossa nova…mais qui n’est en est pas. Un album qui va au-delà du tropicalisme où les arrangements avant-gardistes enrobaient des chansons de facture finalement classique. Ici l’expérimentation n’est pas que dans la surface mais à la base même de la composition: un morceau n’est composé que d’un seul accord (Mã), des instruments à cordes sont utilisés dans un rôle de percussions. Cette expérimentation est pourtant toujours justifiée, car derrière ces sonorités souvent surprenantes, parfois déroutantes, Tom Zé n’oublie jamais de composer de grands morceaux avec des mélodies aussi originales qu’évidentes.
L’exigence dans la composition se retrouve dans les deux collaborations avec Elton Medeiros, sambiste « à l’ancienne » qui a composé des classiques aux côtés de Cartola ou Paulinho da Viola, et dans la reprise méconnaissable du standard bossa nova de Tom Jobim et Vinicius de Moraes, A felicidade. Les thèmes des paroles sont d’ailleurs des classiques de la samba, revisités parfois non sans ironie: la solitude (Só), la douleur (Dói), le portrait acide d’une femme aimée (Se), ou celui triste d’une mère qui élève un enfant sans père et se termine en berceuse (« Dors, dors, mon pêché, ma faute, mon salut… » – Mãe (Mãe Solteira)). La forme des paroles est en revanche novatrice, étant par exemple remplies d’onomatopées et de monosyllabes (Vai, Mã, Indice).
Si Estudando o Samba fait aujourd’hui figure de classique incontournable, il a mis plus de quinze ans à trouver son public. Mais je ne doute pas qu’il vous faudra seulement quelques écoutes pour dépasser la première stupéfaction et entrer dans l’univers unique de Tom Zé. Pour j’espère y rester.
Tom Zé – Estudando o samba. Continental. 1976.
Wow quelle inventivité musicale! je me suis régalé d’écouter cet album surprenant, plein de poésie et d’humour. Une musique raffinée au sens littéral du terme…Merci pour cette découverte! et merci aussi pour vos blogs qui sont une mine d’or pour les amoureux de musique brésilienne!
merci beaucoup! premier commentaire sur ce blog, ça fait plaisir.
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