Interview de Thiago França

Márcio Bulk de Banda desenhada, référence pour ses entretiens fleuves avec les meilleurs nouveaux musiciens brésiliens a eu la gentillesse de m’autoriser à traduire sa passionnante interview de Thiago França réalisée au printemps 2012.

Une traduction précédemment publiée sur mon blog Berceuse électrique.

Márcio Bulk (Banda desenhada– En plus d’être un projet de musique instrumentale et expérimentale, les morceaux des MarginalS n’ont pas de titres. Ça doit être assez difficile pour obtenir des dates de concerts et les promouvoir ?

 Thiago França : C’est sûr, MarginalS est totalement improvisé et expérimental, il n’y a pas de thème, il n’y a rien. C’est marrant que tu parles de ça. Pour le lancement de Sambanzo, mardi dernier, je disais  au public « on va arrêter le concert maintenant, car la musique instrumentale c’est super fatigant, long et chiant ». Et le public : « non, t’es malade » ? » (rires). La même semaine, par coïncidence, est sortie dans le journal Estadão la critique du disque de Marcelo Monteiro, qui est aussi saxophoniste. Le texte parlait justement de ça, de ce moment de la musique instrumentale brésilienne, éloignée des trucs chiants, de la virtuosité banalisée et gratuite, éloignée de cette image du musicien loser qui se plaint sans arrêt de la vie. Il dit aussi que si les gens ne s’intéressent pas à ce que tu fais, c’est ton problème. Et c’est le cas. La musique instrumentale est comme un chien qui coure après sa queue. Il n’y a pas de limite où on peut aller avec sa technique et il est très facile de se perdre. « Maintenant, je vais jouer plus de notes, maintenant je vais jouer plus rapide ». C’est un truc de mec ! Un truc de primate qui se mesure la bite (rires).

Si on regarde en arrière,à partir des années 60, les grands musiciens qui sont apparus étaient exclusivement des improvisateurs. Ils enregistraient des disques de hard bop avec des morceaux de 10 minutes à partir de thèmes de 20 secondes ! (il chante rapidement une mélodie) et de là, ils improvisent le reste de la musique ! Ahhh ! Mon pote, ça le fait pas ! C’est un truc d’Américains, ça a à voir avec la personnalité des types. Ici ça ne marche pas. Ici, on fait les choses de manière collective. Imagine une école de samba aux Etats Unis ! Ça ne marcherait jamais! Imagine une trentaine de musiciens, et chacun aurait un moment pour improviser. Ça serait un désastre!

En plus de ça, dans mon cas, j’ai un regard qui passe par la chanson. Je viens des rodas de choro, j’ai fait beaucoup de bals où je jouais pour faire danser le public. Je me préoccupais toujours du répertoire : « qu’elle est la bonne chanson ? Quelle musique est cool à jouer ? » J’ai commencé à comprendre ça, la question de la structure, de la mélodie, la construction d’un répertoire pour une soirée, l’ordre des morceaux. A travers elle, tu racontes une histoire, tu conduis le public. Et ça m’a toujours fasciné. Quand j’ai écouté pour la première fois le nouveau disque (Bahia Fantastica) de Rodrigo Campos, j’ai instinctivement commencé à réordonner les chansons. Je lui ai envoyé un email « Rodrigo, désolé pour l’audace mais dis-moi ce que tu en penses. »  Et il a beaucoup aimé. J’ai toujours aimé faire ça, tu vois?

Sambanzo parait bien  correspondre à cette idée…

Thiago França – Pour Sambanzo, par exemple, j’ai un peu attendu pour fluidifier le groove de Tilanguero. Je voulais y caser  une mélodie. Jusqu’à qu’un moment, vienne la partie B comme ça (il chante). La musique entière n’est que ça (il chante). Le reste est complémentaire. Car là, il y a une histoire, un appel pour la danse, un peu vulgaire. Un truc vraiment du peuple tu comprends ? Le plaisir de faire la fête, de bouger son corps. C’est dingue car quand on commence à jouer et que je fais ça (papapapap) j’entends toujours quelques cris. La musique a ça, ce côté jouissif.

Le Sambanzo a une ambiance de gafiera [bal brésilien]. Tu as déjà pas mal joué dans ce milieu non ?

Ici, à Rio, j’ai joué beaucoup avec Zé da Velha et Silvério Pontes. J’ai rencontré  Silvério à la fin de 2006. En 2007 et 2008 je venais presque tous les mois et je restais une semaine avec les gars, où je jouais au Rio Scenarium, au Democraticos… Et je jouais aussi à São Paulo. Ça a toujours été mon truc. J’ai toujours aimé jouer pour faire danser les gens. C’était un peu taré. On sait jamais le moment précis où on devient professionnel. Quand tu cesses d’être le gamin qui étudie et joue en gagnant quelques pièces pour se payer une guarana, et le moment où tu deviens un homme qui gagne extrêmement mal sa vie (rires). Impossible de savoir exactement le moment.

BD –  Mais tu as déjà passé cette seconde phase non (rires) ?

Thiago França – Grace à dieu, je suis un gars qui gagne seulement mal sa vie (rires). Quand je suis entré à  la fac Unicamp, pour le cours de musique populaire, j’ai cherché ma classe. Les gars avec qui j’étais sont devenus de grands amis jusqu’à aujourd’hui. Mais le cours était horrible. Il y avait des répétitions où ils en choisissaient trois pour se sacrifier, un batteur, un bassiste et un guitariste pour accompagner un pauvre type qui devait faire des solos ! Et là, il y avait une file d’attente, chacun tenant son instrument en attendant l’heure de jouer ! Quand arrivait ton tour, tu tirais un thème et commençais à improviser pendant une vingtaine de minutes. C’était la vie de ces types. Leur unique chance de jouer du mois ! J’ai pensé  « si je continue ici je vais devenir amère, plein de rancœur, à parler mal de tout le monde et je ne vais pas jouer. Et ce que je veux c’est jouer! Qu’ils aillent se faire foutre ». Là j’ai connu des types et j’ai joué avec eux pour des fêtes des résidences étudiantes d’Unicamp. On faisait des grosses soirées, jouant Gilberto Gil, Djavan,quelques trucs rabachés, mais qui étaient le meilleur deal. Un répertoire pour danser, avec quelques funks, quelques grooves, un truc bien brésilien. Et le truc s’est passé ! On arrivait à jouer et tout le monde s’amusait.

Donc, la musique instrumentale m’est venue à travers ça, d’une forme agrégative, collective, qui promeut la rencontre. C’est un peu niais mais je crois que la musique a une fonction sociale. C’est ce que je sens. Aujourd’hui, les personnes sont toujours plus seules, se croient autosuffisantes. Je me sens obligé de jouer de la musique pour ces personnes, pour qu’elles se rencontrent, se connaissent, se désirent. Je trouve vraiment sans vie cette histoire de musique instrumentale dans des théâtres, avec projecteurs et solistes. Ça crée une distance entre la musique et le public. J’ai jamais aimé et j’ai jamais voulu ça pour moi. Faire de la musique, même si elle est chantée, c’est déjà assez difficile. Et il y en a qui arrive à faire une musique instrumentale qui n’a ni swing ni une mélodie un peu moins compliquée. Il croit que ça va être intéressant !  Putain, la musique devient alors une private joke. Parce que c’est pas seulement difficile pour le public, c’est aussi difficile pour le gars qui joue de son côté. Ça ne peut être qu’un désastre.

2012--bresil-4703T.jpg

BD – Outre l’influence de la gafieira, j’ai lu que tu as joué dans un groupe de punk ? C’est vrai ?

Thiago França – C’est vrai. Mais je dois faire attention parce que sinon je vais avoir des problèmes  avec Kiko [Dinucci] (rires). Holly Tree était un groupe de punk avec une image de playboys, composé de trois gars d’un lycée des Jardins [quartier chic de São Paulo] où j’étudiais aussi.

BD – Ah, ça explique l’implication de Kiko (rires). Mais tu jouais de quoi ?

Thiago França – Saxophone! En vérité, je n’étais pas membre du groupe, je participais juste. Ça a été une de mes premières expériences de scène et d’enregistrement. Je suis entré et j’ai  joué un petit ska avec eux. C’était divertissant. J’ai toujours joué de tout. J’avais dans les 16 ans et je jouais aussi avec un autre gars malade du lycée dans un duo sertaneja [sorte de country brésilien]. J’ai eu un groupe de pop rock avec le professeur de rhétorique et j’ai encore joué avec un autre gars qui aimait la bossa nova. On s’est rencontré à la récréation et on se voyait tous les dimanches à l’église du collège, à la messe de 7h.

BD – Un homme éclectique  [Rires]. C’est super de voir qu’à São Paulo existe cet échange entre les musiciens de différents genres : tu as intégré le groupe de Criolo, Fabiana Cozza, et tu as participé à des concerts avec Emicida, Lurdez da luz [rappeurs] participant à l’album de Kiko. Ici à Rio, la tradition de samba a un poids qui rend difficile ce dialogue.

Thiago França – Je suis accro, j’ai vécu ça à fond. Je suis resté de 2001 à 2008 à jouer exclusivement de la samba et du choro. C’était le concert qui fonctionnait bien. Il y avait une demande. Les gens revenaient écouter la samba dans les soirées et plusieurs endroits où jouer ont ouverts. Mais cette période a été très difficile pour moi. C’est très fou. Aujourd’hui il est possible de vivre de la musique, seulement, pour cela, les gens cessent d’être créatifs. Un musicien de 20 ans peut déjà être professionnel et gagner de l’argent avec ça. Et là il est partagé entre son désir d’expérimenter et de gagner de l’argent.

Ça se passe comme ça: « Putain, on se marre un peu ? On tente ça ici »? Mais là quelqu’un a dit : « Ah, non, le public va pas aimer, le patron trouve ça naze, et ça pousse les gens dehors ».  Je réponds « non, ça a toujours super bien donné ici, on va pas faire chier ». Jusqu’à aujourd’hui il y a des gens qui jouent de la samba qui parle de pandeiro, tamborim et batucada jusqu’au lever du soleil. Il y a des gars de 20 ans là à São Paulo, qui putain, paraissent déjà vieux ! Moi, avec 31 ans je suis bien plus jeune que je l’étais à 16 ans. Parce que la dèche est déjà passée. C’est pour ça que j’ai pris mes distances avec la samba. La samba est merveilleuse, je l’aime avec passion. Mais le joueur de samba….

BD –Et comment tu es entré dans le rap ? En plus d’intégrer le groupe de Criolo, tu as travaillé avec Lurdez da Luz.

 Thiago França – Pendant qu’on enregistrait Metá Metá dans le studio El Rocho, Marcelo Cabral, qui jouais avec nous dans le bar Ó de Borogodó, et Ganja [Daniel Ganjaman] produisaient le disque de Criolo dans la salle d’à côté. Comme il y a deux ans, la seule chose que je faisais était des arrangements de gafieira, ils m’ont appelé pour en faire un pour le disque de Criolo. Mais c’était pas une idée du type “A Procura da Batida Perfeita” [Album du rappeur Marcelo D2], tu vois ? Mélanger la samba au rap, non, pas du tout ! C’était pour faire une vraie  samba ! Mais en vérité, la première fois où j’ai joué du rap ça a été avec Sombra, de SNJ, via Kiko [Dinucci]. Les deux sont de Guarulhos.

2012--bresil-4761T.jpg

BD – Toi, aussi bien que Romulo Fróes, Kiko, Rodrigo Campos, et Juçara Marçal, vous avez comme principale caractéristique votre intense expérimentation musicale. En plus de retravailler la samba, certains de vous rénovent la thématique religieuse afro-brésilienne. Comme  s’est passé cette rencontre et la perception de ces affinités ?

Thiago França –L’amitié est arrivée petit à petit. J’ai connu Rodrigo Campos et Marcelo Cabral en 2004, mais je n’ai revu Rodrigo qu’en 2006. Déjà, Cabral ne savait même que j’étais musicien. On n’a joué ensemble que 5 ans plus tard. J’ai connu Kiko en 2007 et Romulo en 2009. L’amitié a suivi. Et comme avec le temps, on a commencé à se lâcher et à parler de choses que jusqu’à alors j’avais peur de parler, en pensant que personne ne comprendrait. Mais là ils balançaient « tu peux me croire, je pense la même chose » ! En 2010, le carnaval est tombé en mars et il y avait la coupe du monde et les élections. Personne ne travaillait, personne ne faisait rien ! Au moment de la coupe, je restais toute la journée à regarder les matchs. S’il n’y avait pas eu la gafiera le lundi, je n’aurais pas joué du mois ! Alors on s’est rencontré pour déjeuner, pour boire des bières, aller au ciné. Et voilà. Pour faire une analyse plus profonde, il y avait un peu de désespoir dans tout ça. Chacun de nous, dans son petit coin, se sentait un peu seul. Et tu vois, quand quelqu’un qui pense et ressent pareil que toi, tu l’attrapes, lui donne la main et « Putain, frérot, allons-y ! ».On a commencé à chercher des endroits alternatifs pour jouer : Casa de Francisca, Serralheria, Tapas, Sarajevo, qui tellement underground que….

BD – Le nom dit déjà tout [rires].

Thiago França –  On a commencé à faire quelques trucs dans ces endroits et on a vu peu à peu que nos idées étaient très proches. On voulait beaucoup travailler, faire les choses à notre façon. Alors fin 2010 on a enregistré Metá Metá, le disque de Criolo [Nó Na Orelha] et celui de Romulo [Um Labirinto Em Cada Pé], les MarginalS sont nés, et j’ai participé au disque de Gui Amabis [Memórias Luso Africanas]… Tout ça la même année ! Entre septembre et décembre ! Quand 2011 a débuté, on a commencé à sortir ces travaux. Et ça a bien donné.

On s’apprécie chaque fois plus, on aime jouer les uns avec les autres, échanger des idées, des références. On expérimente mais dans le sens le plus innocent du mot. Quand tu parles de musique expérimentale, ce qui vient en tête c’est l’image du savant fou avec un tat de machines non ? (rires). Mais c’est pas ça. C’est expérimenter dans le sens le plus pur du mot. Avec les MarginalS, je viens sur scène avec une pédale que je viens d’acheter, que je n’ai jamais utilisé, et là, je me mets à expérimenter ! On fait tourner un son, on commence à créer, joue la mélodie, crée des textures. Et le résultat est toujours imprévisible.

BD – Tu as parlé de Gui Amabis…Dans son interview pour Banda desenhada, je lui ai demandé si l’esprit de collaboration des musiciens ne caractérisait pas, d’une certaine manière, cette génération. A participer à tant d’albums, et invariablement, à dialoguer avec tous ces artistes. J’imagine que tu arrives à percevoir ça plus clairement.

Thiago França – Oui. Je crois que l’implication dans la musique est le point commun de tous ces travaux. Si tu viens à un concert, tu vas comprendre. Il n’y a pas de partitions sur scène.Tout le monde est très impliqué, on s’empreinte vraiment les idées les uns aux autres, et ainsi on a la possibilité de jouer d’une manière plus libre, de créer ensemble. Les personnalités affleurent tu vois ? Tu n’es pas simplement un musicien habillé en noir au fond de la scène. Il existe une expérience plus profonde avec ta musique et celle de l’autre.

Je considère tous les boulots que je fais comme s’ils étaient les miens, parce que là, je ne suis pas qu’un saxophoniste, je suis Thiago França. Mais je me comporte différemment dans chaque situation. Parce qu’on n’est pas qu’une chose unique. Sambanzo, par exemple, est différent de MarginalS, qui est totalement différent de Metá Metá. Je crois qu’au-dessus de tout ça, il y a le respect pour la vision de l’autre. Par exemple j’ai joué sur les disques de Gui [Amabis] et de Céu. Mec, un tas de gens sont venus me demander « mais t’as joué de quoi » ? Personne n’avait remarqué le saxo ! [rires]. Amabis a lié le saxophone avec un sample, a mis du piano et a créé un mélange qui est sa marque. Mais, mec, j’ai tant confiance et j’admire tant Gui que je l’ai laissé faire comme il voulait avec mon son. Parce que ce type est génial ! Les gens peuvent ne pas savoir que je suis là, mais je le suis, et je sais où.

Pareil, Romulo [Fróes] a une façon de penser très « arts plastiques » (rires). Je me souviens d’un enregistrement où il a dit «Frérot, ici et maintenant, tu donnes la note la plus grave que t’as ». J’ai voulu argumenter « Mais Romulo, c’est pas la même harmonie, gars ! » Tu vas « choquer » la note ! Je vais jouer une tierce mineure sur un accord majeur ? C’est faux ! Mais lui : « non putain ! Je veux cette note grave ! Ça va rendre bien ». Le concert de Romulo est presque une installation. Un moment, le saxophone se bat avec la guitare électrique, à un autre la guitare émule un cavaquinho.

Je crois qu’on a cette envie de travailler avec une forme plus organique. Parce que la technique, aujourd’hui ne m’intéresse plus. Ce n’est plus intéressant qu’une chanteuse soit extrêmement juste. Parce que le logiciel ProTools répare tout. Alors, il vaut mieux qu’elle chante moins juste mais avec style, avec personnalité, qu’avoir la perfection forgée, « photoshopée ».

Il existe aussi une posture différente par rapport aux concerts. Une chose qui m’énerverait quand on jouait du choro, c’était de devoir s’habiller comme un comptable, avec chaussures, pantalon de costar, chemise rentrée et ceinture ! Il n’y avait pas de préoccupation esthétique dans la manière de se présenter, alors que tu peux exprimer quelque chose avec les vêtements que tu portes. Je me suis déguisé en arabe pour le concert de MarginalS, là à Nublu fest, parce que je voulais aussi donner au public un peu de fantaisie qui n’est possible de rencontrer qu’à travers les arts, la musique. Je ne veux pas faire un truc chiant, plein de règles et super structuré. Pour moi, l’art doit être toujours plus dans l’imagination.

BD – J’ai lu qu’ « Etiópia » a été enregistré en seulement un jour. J’imagine qu’il n’y avait pas de temps prévu pour revoir le travail. Tu n’as pas été un peu inquiet ?

Thiago França – Gars, on est arrivé à 11h du matin, on a joué, enregistré trois morceaux, on a arrêté à 14h pour manger une feijoada, on est revenu à 14h et on a enregistré quatre autres morceaux jusqu’à 19h du soir. Ça s’est passé comme ça. Mais le disque de Sambanzo a été mis un moment de côté. On l’a enregistré en juillet de l’année dernière. Je voulais lancer le premier album des MarginalS, pour notre premier anniversaire, en septembre. Et juste après, il y avait le lancement physique de Meta Meta en octobre et le Passo Torto en novembre. Donc j’ai pensé que c’était mieux de le garder un moment pour ne pas trop en faire. Il y avait aussi mon agenda des concerts avec Criolo et Marginals. Et je voulais une putain d’attention pour ce disque. C’est pour ça que je ne l’ai lancé que maintenant.

BD – Et pendant ce temps, tu n’as pas eu envie de revoir les enregistrements ? Ajouter ou changer quelques choses ? Ça devait être tentant….

 Thiago França – C’est que notre idée était cella là, faire des concerts ! Sambanzo a eu une première formation qui a commencé fin 2008. Je mettais la pression, j’appelais les gars, qui jouaient avec moi pour faire quelque chose de différent. C’était dans cette envie de chercher des choses nouvelles, mais le jour où j’ai acheté l’EWI…

BD – EWI?!

Thiago França – L’EWI [« electronic wind instrument »]est une sorte de saxophone midi, que j’ai enregistré avec les Marginals. Ça ressemble un peu à un synthé. Je l’ai acheté, je l’ai essayé, et j’ai décidé de l’apporter pour le concert. Quand j’ai sorti l’EWI de sa boite, ils se sont roulés par terre de rire, pensant que j’étais devenu fou ! Aïe, j’ai pensé comme ça : « bon, je crois que je dois changer  de groupe » (rires) On a fait une expérience en studio pour l’enregistrement d’un single.

Mec, quand le disque a été terminé, je l’ai écouté et j’ai compris que je ne voulais plus rien de ça, que c’était m’obstiner avec ces personnes. Alors j’ai décidé de ranger ce projet dans un tiroir. Après un moment, il est venu une opportunité de faire un nouveau concert. J’ai pensé, « Hé,  cool! On va se faire un peu de blé » ! Ça a été très curieux car justement les musiciens qui avaient participés à l’enregistrement de l’album ne pouvaient pas, sauf [Marcelo] Cabral et Samba [Ossalê]. Alors j’ai décidé d’appeler Kiko [Dinucci]. Il ferait ses folies et à la fin tout se passerait bien. Et à la batterie j’ai appelé Pimpa, qui jouait déjà avec moi dans la gafiera. J’avais juste vu Pimpa jouer de la samba, alors je n’avais aucune idée de ce que ça pouvait donner. Mais, là, mec, j’ai pensé, « qu’ils aillent se faire foutre ! Ça va être pourri et ce putain de projet ira à la poubelle » (rires).

Putain, ça a été surréaliste ! Et je suis sorti de là avec une autre date de concert ! On avait fait aucune répétition, rien, ça a été une folie. J’ai reçu une invitation le jeudi, j’ai parlé aux gars le vendredi, et le concert était le samedi. On avait rien préparé. Rien, rien, rien ! Les mecs sont arrivés là sans savoir ce qu’on allait jouer. Lors des balances, je suis allé voir Pimpa et je lui ai dit, « Ah Pimpa, on fait quelques sambas, des trucs un peu latinos, et quelques afrobeat aussi ». Et il dit « Afro quoi ? » Je dis « afrobeat, Fela Kuti, Tony Allen », et lui « Fela quoi ? » (rires). Putain ! Je suis allé sur le net avec mon téléphone et je lui ai montré une vidéo. Il est resté quelques minutes à écouter, il s’est assis à la batterie et a dit « C’est plus ou moins ça ? » C’était complétement différent (rires). Mais j’ai répondu « oui, c’est exactement ça ». Mec, le premier concert de Sambanzo, c’était ça, j’allais vers Samba et Pimpa et je disais « Celui-là, il est un peu latino », et à Kiko et Cabral « C’est en ré mineur » Et on jouait !

BD – C’est incroyable le lien de cette génération avec l’afrobeat. Vous, Bixiga 70, Abayomy Afrobeat Orquestra. D’où vient cette référence?

Thiago França – Ça vient de youtube mon gars ! Ou tu crois que quelqu’un ici a été en Afrique ? Et pareil, il n’y aucun Africain dans le showbiz, aucun ! C’est un truc de réseau social, de facebook et youtube. Quelqu’un partage, et ça se diffuse ! Et l’afrobeat est dément aussi. C’est un putain de son de taré ! Tout le monde l’a découvert plus ou moins en même temps et a voulu en jouer. En vérité, je pense que les gens ont compris que l’afrobeat est une sortie spectaculaire pour le funk. Si tu transformes un petit funk idiot en un afrobeat, ça devient génial !  Il a une fraicheur. Il s’est passé la même chose avec la cumbia, qui s’est substitué à la salsa prêt-à-emporter que personne ne joue ici. Mais ce qui est génial c’est que ces sons sont arrivés à nous comme une nouveauté sans formatage. Personne n’est venu ici chier une règle, dire ce qu’est l’afrobeat ou la cumbia.

On fait notre propre popote, on mixture et le mélange devient complétement dément! Je crois qu’une des marques de cette génération est l’envie de découvrir de nouveaux sons, de les partager. On se passe des disques, on s’envoie des vidéos… On a bien plus de références que toutes les autres générations. On a un vocabulaire musical bien plus ample. Ça vient de là, la difficulté d’être catalogué. Avant, il y a eu le rock anglais et les gars d’ici ont commencé à faire du rock anglais. Dans les années 70, les gars ont découvert le disco et il y a eu plein de gens qui jouaient du disco. Et aujourd’hui Rodrigo (Campos) découvre Curtis Mayfield, moi le rap, Cabral la cumbia et Kiko revient à écouter du punk. Et on mélange tout ça ! Ça fait un énorme  patchwork où les parties ne sont pas faciles à identifier.

2012--bresil 4707T

BD – En parlant d’Afrique, je trouve ça super que toi, Kiko Dinucci, Juçara Marçal et Fabiana Cozza et d’autres artistes abordent la religiosité afro-brésilienne dans vos morceaux, surtout à une époque avec tant de conflits religieux dans le pays.

Thiago França – On est nous-mêmes macumbeiros [adepte des religions afro brésiliennes « macumbas »] (rires). On a une inspiration honnête pour faire ça, de se positionner par rapport aux divinitiés. Notre vécu va influencer d’une certaine façon notre musique. Je le dis comme ami, collègue et fan de Kiko : il a une expérience si véridique, et profonde avec sa religion qu’il arrive à en parler d’une manière naturelle. Je crois que la samba vit un moment très étrange. Je n’aime pas le dire mais la majorité des choses que j’écoute dans cette thématique me paraisse macumba de Zé Carioca ! Macumba Walt Disney ! Un truc à la Carmen Miranda. Les gens ont peur de la polémique, de s’afficher. Je crois que nous parlons de ce sujet naturellement parce que nous nous reconnaissons dans la musique dans une forme spirituelle non dogmatique, et oui avec une énergie qui te connecte avec l’autre. Nous cherchons ça. Les concerts ont ces moments de défoulement, de faire sortir les choses.

BD – Dans une forme très terrestre…

Thiago França – Exactement! Parce que ça génère quelque chose qui induit la danse, induit la transe. Mais en même temps, tous ceux qui connaissent les terreiros [lieux de culte de candomblé et d’umbanda] que je fréquente, ont une sorte de culpabilité catholique qui transpire de leur peau ! Ca les angoisse d’être impliqué la dedans. Une ignorance tu vois ? Je me rappelle d’une fois, un type m’a présenté une belle samba qu’il a fait pour Obaluaiê [un orixa, divinité] et a utilisé la vieille tactique de faire un refrain à partir d’un cantiga de santo [chant religieux du candomblé]. Quelque temps après, il a enregistré un disque et je lui ai demandé « putain l’ami, il est où ce morceau ? » Tu sais ce qu’il a répondu ? « mon « pai de santo » [père de saint, chef spirituel d’un terreiro] m’a interdit de le mettre». C’est une putain d’ignorance ! « non car je profanerais ». Profaner quoi, putain ! Ça n’a rien à voir. Alors, il y a aussi beaucoup de ça à l’intérieur du « métier », ce qui rend plus difficile ces choses. Au début, moi Kiko et Juçara étudions ces thèmes pour des recherches. Mais nous avons été pris dedans, mais en maintenant toujours le discernement et le regard critique. Juçara avait déjà une expérience de recherche qui s’était développée avec son groupe A Barca. Kiko s’est rapproché de la religion par un documentaire qu’il a réalisé, [Dança das Cabaças], avec lequel il a commencé à visiter les terreiros. Il y a seulement moi qui y ait été parce que j’étais déjà atteint! (rires). Un ami m’y a emmené. Là, dans l’heure, je me suis senti chez moi. C’est seulement après que j’ai commencé à voir la cérémonie par une autre focale, plus musicale.

BD – Sûr. Parce qu’on peut pas le séparer

 Thiago França – C’est vrai, on ne peut pas!

Si tu prends le rituel de l’afrobeat, il va y avoir la même chose ! Tu es dans le terreiro, ils commencent à chanter, le pai de santo lance un autre cantique, le répète, parfois ça dure une demie heure juste ça. Dans l’afrobeat aussi ! Dans les présentations, Fela Kuti laissait jouait un solo, dansait, après appelait une gamine pour danser avec lui… Je crois que la grande influence que Sambanzo qui vient de l’afrobeat est cette création d’une ambiance, de cette rencontre, où jouer est seulement une partie de l’évènement. Je voulais ça depuis longtemps.

Je trouvais super chiant d’être saxophoniste. Pour moi, ça c’était déjà du passé. Quand j’ai connu Kiko [Dinucci], notre connexion a été super forte, ses chansons qui parlaient de la thématique des orixas m’a permis de donner un autre angle à mon travail de musicien, d’avoir un autre thème qui réveille plus les questions esthétiques que techniques. Alors quand on joue une musique liée à Oxum [orixa], je cherche à être plus fluide… quand on parle de Xangô [orixa], je cherche être plus excessif, plus explosif. Et ça m’a beaucoup intéressé. Parce que rester seul sur la scène est super chiant ! Ça a été un putain de soulagement. Et ça donne super !

Dans Metá Metá, on se fait beaucoup de biens les uns aux autres. Aujourd’hui, en réfléchissant bien, en analysant nos premières expériences il y a quatre ou cinq ans, je me rends compte combien on a grandi ! L’un stimule l’autre, l’autre lui donne de la force ! Il incite et défie en même temps. Peu à peu, mes improvisations sont devenues plus folles, il y a commencé à y avoir du « noise », à n’y avoir ni gamme, ni note. Ça a commencé à devenir du vacarme. Kiko a changé la manière de jouer et là, Juçara a dit : « Frérot, il est en train de faire jouir la guitare, et l’autre fait crier une pute, je ne peux pas rester derrière ! »  Et ça a commencé à aller chaque fois plus loin tu vois ? Je suis heureux, putain de sa mère ! Les choses arrivent et j’admire profondément mes amis.

Je considère Kiko, Romulo et Rodrigo les meilleurs compositeurs du monde ! Et Juçara la meilleur chanteuse du monde, et Cabral le meilleur bassiste de tous les temps ! C’est pour ça qu’on fait tant de choses. On est en lune de miel. On a cette envie de faire, de produire, de sortir les trucs.De ne pas se prendre trop au sérieux.

Je crois qu’on a ça, une entente spirituelle, tu vois ? De sortir tant de choses. Ce n’est pas simplement avoir l’air Noir, Brésilien et chanter pour Xangô : « Caô, Cabecilê ». Non ! Kiko est italien de Guarulhos et vient du punk! Je suis blanc, barbu et chauve ! Je salue mon orixá et qui pense que c’est ok, tant mieux, et qui pense le contraire, c’est ok aussi. On ne force personne.

BD – C’est incroyable parce que le résultat est extrêmement contemporain

Thiago França – Oui. Je crois que le grand service que tu prêtes à l’humanité est de dialoguer avec son temps, avec ce qui se passe maintenant, en 2012. Il y en a qui continuent de parler des afrosambas [célèbre album de Vinicius de Moraes et Baden Powell] et tout ça, mais on ne veut pas les afrosambas, on veut le maintenant. Je veux mon saxophone avec une pédale. Nous avons une posture assez rock’n’roll d’arriver là et de fracasser ! La première répétition de Sambanzo a été ce lundi. Gars, quand on a terminé, j’étais couvert de sueur. Tant pis ! On va jouer ! Si c’est pas pour jouer à fond, rentre chez toi ! L’instrument est comme un katana de samuraï sorti de son fourreau, ça veut du sang ! Sang !  Il y en a pas! (rires)

BD – Et les concerts, comment se passent-ils ?

Thiago França – On fait une série de concerts cette même semaine, où on joue avec Marginals à SESC Pompeia pour 800 personnes, et avec Criolo devant je ne sais pas combien de milliers de personnes, et on termine le dimanche avec Marginals dans la Casa do Mancha pour 11 personnes ! Je comprends que chaque lieu est un lieu, chaque public est un public, qu’il soit grand ou petit. Metá Metá qui joue devant 30 personnes est aussi magique que quand il joue à Choperia [de SESC Pompéia] à guichet fermé ! Ce sont des moments différents, des situations différentes, des émotions différentes. Parfois, il y a un putain de cachet, parfois ils ne te donnent rien!  Même pas l’argent pour payer l’essence ! Mais, mon gars, chaque moment est unique et je les veux  tous.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *